
“Le Trouvère”. Anna Netrebko (Leonora) & Marcelo Alvarez (Manrico) / © Charles Duprat (Opéra National de Paris)
Il circule une légende sur Le Trouvère, mode d’emploi : qu’on y mette les quatre meilleurs chanteurs du monde, et baste. On les a réunis autant qu’il est possible de le faire aujourd’hui sur la scène de Bastille ce 31 janvier, mais certes Alex Ollé, metteur en scène issu de la redoutable Fura dels Baus, ne s’est pas contenté de dire : baste. Il nous a au contraire révélé dans Le Trouvère, à côté des prestiges vocaux qu’on connaissait (se résignant d’ailleurs à ce que, hélas, ils soient de moins en moins respectés), un drame de nuit, de querelle sanglante, de passions exaspérées qui, du moment qu’on réussit à le jouer en scène serré, haletant, sans pittoresque inutile, et sans un temps mort ni un tunnel surtout (vous vous rendez compte ? Un mélo de Verdi sans un temps mort !!), nous procure deux heures et demie aussi étonnantes et gagnantes par l’économie de l’action dramatique que par la splendeur du chant.

“Le Trouvère”. Ludovic Tézier (Il Conte di Luna) – Ekaterina Semenchuk (Azucena) – Roberto Tagliavini (Ferrando) / © Charles Duprat (Opéra National de Paris)
On doit très réellement en remercier Stéphane Lissner. À l’heure où tant de slogans sont faits pour flouer le client, le sien, affiché en grand à l’Opéra, tient parole. Entre Schoenberg et Verdi, il n’a pas choisi. Et les mêmes soins qu’il a prodigués à Moses und Aron, qui est sa tasse de thé, il les donne au Trouvère, qui ne l’est pas particulièrement. C’est exemplaire, et les ovations qui ont clos la soirée, devant le Paris de la politique et de la culture, n’étaient pas volées. À peine si on a entendu une voix ou deux renauder, par principe, contre la mise en scène : d’entrée de jeu de vrais soldats, ceux de 14 en plus, avec leurs masques à gaz, ça pouvait faire craindre quelques extrémités. Loin de là, en scène on n’aura eu que du serré, se refusant le pittoresque, presque abstrait dans son économie : un trio pour une rivalité amoureuse, plus un personnage solitaire, colossal (Verdi songeait à appeler son opéra Azucena) ; des conflits ; des relances ; et le chant qui se déploie, souverain, sans que l’action cesse d’être une action. De cela il faut remercier Daniele Callegari, qui ne cesse de la relancer, la motiver, laissant d’ailleurs la latitude qu’il faut à de tels chanteurs pour rendre justice à de telles demandes vocales.

“Le Trouvère”. Roberto Tagliavini (Ferrando) & Ludovic Tézier (Il Conte di Luna) © Charles Duprat (Opéra National de Paris)
Avec Alex Ollé, sans oublier le scénographe Alfons Flores qui déplace et escamote ses blocs mobiles, nous faisant un espace qui n’est jamais le même et où tout s’enchaîne, les trois maîtres d’œuvre nous offrent ce résultat d’ensemble rarissime : le mélodrame le plus beau et le plus vibrant du monde, accompli dans tous ses paramètres. De loin le plus serré, continu, convaincant Trouvère dont on ait mémoire, depuis certain Karajan (Salzbourg 1962) où Leontyne Price, Simionato, Corelli, Bastianini certes à eux quatre créaient l’inoubliable.
À peine moins nous est donné ici, en termes de chant. Anna Netrebko a élargi son flux vocal, où apparaît du rocailleux çà et là, du métallique : mais cela s’éploie et s’effuse, s’allège et s’épanouit en des phrases d’une beauté sublime, où d’incroyables pianissimi timbrés, des trilles pleins et substantiels, apportent une magie d’un autre âge.
La pâte somptueuse de voix d’Ekaterina Semenchuk, si intrinsèquement subtile et belle, aurait pu s’épargner un ou deux sons inutilement et laidement poitrinés ; dans le cri, la véhémence elle est saisissante ; et dans la berceuse de Ai nostri monti, tout simplement ensorcelante.
À Marcelo Alvarez on n’a jamais connu, en scène, aussi réelle défonce : osant le format épique, à ample phrase, très timbrée, et gorge déployée. S’y est-il un peu usé, dans la longue et terrible série de duos du II avec Azucena ? Ah si ben mio l’a vu en panne de timbre, essayant de s’inventer une mezza voce qu’il n’a pas (qui, depuis Björling et à la rigueur Corelli, l’a dans Manrico ?). Voix blanche soudain, il n’a pas tout retrouvé de ses moyens pour Di quella pira qui vient juste après. Mais son 4° acte retrouvé a été glorieux.
En pure beauté et autorité et projection de voix, plus le style (Il balen est un des vrais airs de pur bel canto qu’on trouve chez Verdi), plus aussi une neuve présence dramatique qui prend ses risques, Ludovic Tézier n’est pas loin de leur voler la vedette à tous. Si on ajoute un cinquième larron, l’épatant Ferrando (silhouette comme voix) de Roberto Tagliavini et des comprimarii, Marion Lebègue en Inès, Oleksiy Palchykov en Ruiz, qui ne déparent pas, félicité (et félicitations) partout. D’autant que les chœurs, si puissamment présents dans Le Trouvère, y apportent leur contribution, tant vocale (murmurée plus d’une fois) que scénique, absolue. Après leur énorme travail pour Schoenberg, les voilà frais comme l’œil. Splendide, exemplaire travail collectif. À marquer d’une pierre blanche !
Opéra Bastille, le 31 janvier 2016
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