“Orfeo” de Rossi : Tous pleurent la mort d’Eurydice (© Opéra National de Lorraine)
Le cimetière des ouvrages de bibliothèque inutilement ressuscités est déjà plein de vieilles carcasses qui ont pu faire illusion une saison ou deux. La fureur (récente) de redécouvrir, de repêcher tant les recalés du succès que les enterrés du Progrès, tient beaucoup à une difficulté toute simple : celle d’offrir au public de toujours, simplement, une Aida décemment chantée, un Don Giovanni où Mozart a l’air d’être Mozart. Alors on repêche ; on va chercher du vieux espérant créer la surprise, faire du neuf.

“Orfeo” de Rossi : en arrière-plan (2e table), Orphée (Judith van Wanroij) et Eurydice (Francesca Aspromonte) assis l’un à côté de l’autre ; au premier plan, La Vecchia (Dominique Visse) / © Opéra National de Lorraine
Peut-être verra-t-on aussi disparaître cet Orfeo de Rossi, dont l’influence de Mazarin a fait le premier opéra que Louis XIV encore tout bambin ait vu, en 1647. Mais s’il sombre, c’est qu’il n’aura plus trouvé un maître d’œuvre aussi motivé et passionné que Raphaël Pichon, aussi bon juge d’une production, aussi hardi (et de sang-froid) pour l’alléger de tout ce dont les servitudes françaises d’époque l’avaient royalement alourdie (Prologue, divertissements) ; aussi capable de réunir en vraie équipe des chanteurs tous excellents et travaillant tous dans le même sens, celui de l’intérêt de l’œuvre telle qu’en scène elle pourra s’imposer et vivre. C’est peu de dire qu’elle y arrive. Elle enchante, elle entraîne, elle éblouit. Les acquis du Monteverdi adulte s’y lisent, intégrés, devenus seconde nature. Les personnages y ont la fantaisie, la gravité aussi, de ceux du Ritorno d’Ulisse. Mais ils montrent aussi plus d’une fois, touche exquise, mémorable, un ton de mélancolie bien élevée qui va être bientôt celui de Racine. Et de toute façon l’Ensemble Pygmalion est là pour que la qualité instrumentale de la musique, sa sonorité jubilante et expressive, soient assurées en priorité.

“Orfeo” de Rossi : Aristée (Giuseppina Bridelli) & Eurydice (Francesca Aspromonte) / © Opéra National de Lorraine
À l’analyse, si le spectacle, d’abord présenté à Nancy (et qui ira à Bordeaux coproducteur, où Pygmalion est orchestre en résidence), apporte une si franche bouffée de vie, et si peu habituelle dans un répertoire aussi ancien (tel qu’on nous l’accommode aujourd’hui), la raison principale nous semble l’italien ; un usage à la fois naïf et virtuose de ce parlé/chanté qu’il vaut tellement mieux confier à des natifs. Les voix de Francesca Aspromonte (Eurydice) et Giuseppina Bridelli (le berger Aristée, jaloux) installent l’une une fraicheur, l’autre une chaleur, une évidence scénique en tout cas, qui font s’évanouir l’idée qu’il s’agisse là d’un art d’autrefois, périmé. C’est la vie même.

“Orfeo” de Rossi : Eurydice (Francesca Aspromonte) & Orphée (Judith van Wanroij) / © Opéra National de Lorraine
Typiquement, l’italien de Judith van Wanroij (Orphée), irréprochable et même admirable dans l’élégie et la discrétion (les plaintes finales sont absolument mémorables) exposera, sous pression (les exclamations et protestations plus véhémentes) un effacement du timbre, qui fait toute la différence. Admirable cast, qui joue, chante et s’éclate avec le même naturel. S’y joint chez Aspromonte une grâce dansante enivrante. Et pour Dominique Visse en travesti (la Vecchia : rien qu’une vieille sur talons hauts, Vénus déguisée) un numéro éblouissant de virtuosité farceuse. Jetske Mijnssen, la metteure en scène, fait bouger tout cela avec fantaisie et rigueur en même temps, sans inutile extravagance : les personnages secondaires (le parfait Satyre de Renato Dolcini, l’Amour de Ray Chenez, le Momus de Marc Mauillon) y suffisent amplement.
Mais on le répète, le triomphe est celui de l’œuvre, merveille de sobriété brève dans tout ce qui se chante, le génie mélodique (qui est constant) s’y trouvant confié par l’auteur à la langue italienne, si chantante quand on la parle si bien. Et du maître d’œuvre, Pichon, pour la générosité (d’ensemble, mais individuelle aussi) qui apparaît dans les voix solistes comme dans la sonorité timbrée, joyeuse et joueuse, jubilante, irrévérencieuse souvent et festive toujours, de ses admirables instruments.
Comment le dire ? Ces musiques baroques (devenues baroqueuses) trop souvent on nous les joue doctes, conviviales certes, mais comme si tout ce qu’on avait à partager était du coca light, et du pain chichement compté. Mais c’est l’hospitalité qu’on trouve ici, les bras ouverts, l’accueil et le don ; la générosité encore une fois ; le bonheur de donner, et qu’il y ait beaucoup à donner. Quelle différence cela fait ! Cela s’entend à l’accueil final !
Opéra Royal de Versailles, le 20 février 2016
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