Iolantha et Casse-Noisette de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier

« Casse-Noisette » de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier (mars 2016) / © Agathe Poupeney (ONP)

La tendance est neuve, de coupler l’une à l’autre des œuvres assez brèves pour en faire une soirée, assez contrastantes pour créer un effet de surprise. Ainsi Poulenc s’est lié ou plutôt, pour être techniquement exact, enchaîné à Bartók, sans interruption, empêchant par là Le Château de Barbe Bleue de continuer à nous habiter quelques instants encore dans un peu de silence. L’an prochain on aura, choc garanti, la Sancta Susanna de Hindemith avec Cavalleria Rusticana.

"Casse-Noisette" de Tchaïkvoski à l'Opéra Garnier (mars 2016) / © Agathe Poupeney (ONP)

“Casse-Noisette” de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier (mars 2016) / © Agathe Poupeney (ONP)

Les raisons d’associer Casse Noisette à Iolantha sont plus obvies. Les deux sont de Tchaïkovski, et du dernier ; elles ont été créées en même temps ; que l’une, Iolantha, soit assez bref opéra (trois actes pourtant, mais courts), tout nimbé de merveilleux chrétien et courtois, et l’autre ballet, et expressément dans le lignage d’un fantastique hofmannien, est très bon pour l’effet de contraste (ou complémentarité) montrant sous deux faces ce Janus qu’était Tchaïkovski de toute façon. On risque pourtant d’en être pour ses frais côté contraste, le metteur en scène Dmitri Tcherniakov décidant d’enchaîner le ballet à l’opéra, gardant d’abord le même décor (clos, une chambre familiale à tout faire, selon son habitude) et les mêmes personnages, c’est-à-dire des danseurs grimés, perruques et vêtus de façon à se substituer sans heurt à ceux de l’opéra qui vient de finir.

"Casse-Noisette" de Tchaïkvoski à l'Opéra Garnier (mars 2016) / © Agathe Poupeney (ONP)

“Casse-Noisette” de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier (mars 2016) / © Agathe Poupeney (ONP)

Si contraste(s) il doit y avoir, ce sera au cœur même du ballet, celui-ci voyant (tel était sauf erreur le projet primitif) ses épisodes, fête, forêt, valse des fleurs etc. dévolus à chaque fois à un chorégraphe différent, le décor de Tcherniakov maître d’œuvre absolu assurant le contrôle de celui-ci sur l’esprit et la coloration de la soirée de bout en bout. Pour résumer : on ne montre pas en quoi deux œuvres se complètent mais comment il est au pouvoir du metteur en scène de les faire pareilles au cours d’une représentation. Pur acte d’autorité, d’arbitraire.

"Casse-Noisette" de Tchaïkvoski à l'Opéra Garnier (mars 2016) : Marion Barbeau / © Agathe Poupeney (ONP)

“Casse-Noisette” de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier (mars 2016) : Marion Barbeau / © Agathe Poupeney (ONP)

Il n’en résulte pas de dégâts ce soir, car Iolantha est traitée dans une vérité qu’elle peut accepter, et le plaisir de revoir Casse Noisette (et éventuellement débarrassé de ses coloris dragée), sa splendeur propre en tant que ballet le feraient passer sous n’importe quelle sauce. On est bien obligé de constater toutefois que d’abord il n’y a là aucune prouesse technique ou inventive qui fasse la mise en scène en tant que telle mémorable ; et qu’il en résulte seulement un aplatissement des perspectives d’ensemble, un effet de monotonie ou d’indifférenciation, pour ne pas dire d’indifférence, que quelques bons gros coups de tonnerre dans le ballet ne font que secouer. Excellente soirée si on veut, mais au fond parfaitement plate. Je ne suis pas assez grand clerc en ballet pour juger les chorégraphes finalement retenus, MM. Cherkaoui et Lock (M. Pita a eu droit à l’ouverture, l’anniversaire, où un profane ne verrait hélas qu’un patronage à pantomime, qui fait mal augurer de la suite). Ce qu’il peut y avoir de poésie rendue visible et faite mouvement dans un tel ballet, le très beau Pas de Deux médian qu’on doit à Cherkaoui le procure. Et Mlle Marion Barbeau, M. Stéphane Bullion y font honneur certes à la Grande Maison. Mais ce qu’on goûtera encore en fait de poésie, c’est la musique seule qui la donnera, dirigée par Alain Altinoglu avec flamme, mais non sans des stridences et des clashes de sonorité peu attendus en tel lieu et tel contexte.

"Casse-Noisette" de Tchaïkvoski à l'Opéra Garnier (mars 2016) : Barbeau & Stéphane Bullion / © Agathe Poupeney (ONP)

“Casse-Noisette” de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier (mars 2016) : Marion Barbeau & Stéphane Bullion – © Agathe Poupeney (ONP)

Iolantha, en regard, apporte un bonheur musical et vocal parfait. On persiste à penser que ce n’est pas forcément rendre service à l’œuvre, ni la faire plus proche de nous, que de la nettoyer de son émail, de sa coloration courtoise et mystique, pour la rhabiller dans une sorte d’intemporalité indifférente, un revers de fourrure continuant à signaler qu’un tel est prince.

"Iolantha" de Tchaïkvoski à l'Opéra Garnier (mars 2016) : au centre Sonya Yoncheva (Iolantha) / © Agathe Poupeney (ONP)

“Iolantha” de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier (mars 2016) : au centre Sonya Yoncheva (Iolantha) / © Agathe Poupeney (ONP)

Le réel bonheur est que, même costumés indifféremment, ces personnages agissent, se meuvent et chantent tous avec une individualité et une réussite d’ensemble qui sont aussi la marque de Tcherniakov, admirable meneur d’équipes : sans doute le meilleur de sa marque. Et belle série pour l’Opéra : après Le Trouvère et Les Maîtres Chanteurs, on se plaît à souligner la satisfaction qu’on éprouve à entendre ainsi un ouvrage soigné et exécuté dans ses détails vocaux, et avec un vrai souci des timbres et de leur équilibre.

"Iolantha" de Tchaïkvoski à l'Opéra Garnier (mars 2016) : au centre Sonya Yoncheva (Iolantha) & Arnold Rutkowski (Vaudémont) / © Agathe Poupeney (ONP)

“Iolantha” de Tchaïkovski à l’Opéra Garnier (mars 2016) : Sonya Yoncheva (Iolantha) & Arnold Rutkowski (Vaudémont) © Agathe Poupeney (ONP)

En beauté de voix et art du chant, le Roi René d’Alexander Tsymbalyuk et le Vaudémont d’Arnold Rutkowski (ténor polonais avec d’admirables effets typiquement russes, à la Lemeshev) peuvent être mis hors pair, et l’Ibn Hakia de Vito Priante juste à côté, tant sa caractérisation, son autorité scénique sont idéales. À la Iolantha de Sonya Yoncheva manque seulement le nimbe de grâce surnaturelle que la mise en scène refuse à l’œuvre ; son personnage d’aveugle, admirablement chanté (et de quel timbre !) reste ainsi pieds sur terre.

"Iolantha" de Tchaïkvoski à l'Opéra Garnier (mars 2016) : au centre Elena Zaremba (Martha) / © Agathe Poupeney (ONP)

“Iolantha” de Tchaïkvoski à l’Opéra Garnier (mars 2016) : au centre Elena Zaremba (Martha) / © Agathe Poupeney (ONP)

Silhouettes secondaires parfaites, avec Elena Zaremba, pas moins, en Martha (que doublera en ballet, avec une ligne superbe, Alice Renavand). Et vive Tchaïkovski !

Palais Garnier, 11 mars 2016

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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