L’effet Harnoncourt

© Werk

La musique avec lui n’aura jamais l’air de sortir d’un livre où sa vérité gît, écrite, une fois pour toutes. Ni d’un studio d’enregistrement, repolie, relustrée, vérifiée, calibrée en vue de convenir. Pour elle comme pour lui, chaque fois serait une première fois. Et pour nous auditeurs, aussi. Cela ne nous passera pas.

© Guenter R. Artinger

© Guenter R. Artinger

Si sa musique n’était pas polie, lui l’était. En toute chose et de naissance, noble ; et souverainement bien élevé. En pratique musicale aussi. Violoncelliste aux Wiener Symphoniker, il accompagnait le récit de la Passion selon Bach à des chefs comme Clemens Krauss et Karajan. Son oreille n’a jamais rien perdu des mots, à la fois supérieurement dits et supérieurement chantés, d’un Evangéliste comme Julius Patzak, qui était capable de chanter par ailleurs, et aussi bien l’un que l’autre, l’Hoffmann d’Offenbach ou le Florestan de Beethoven. La musique dans laquelle il est né, de Bach à Bruckner,  celle qu’on dit à la fois classique et grande, sans défaillance il l’aimera et la jouera, mais non pas léchée et lissée, au motif précisément qu’on la dit grande musique : mais avec ses scories, dans l’effort et aussi l’angoisse de la toute première fois, de l’Uraufführung. Cette angoisse est à ne surtout jamais perdre si l’on veut que la nouveauté, trois siècles après Bach, reste la nouveauté. Il ne faut pas vouloir la pureté à tout prix, aimait-il à dire. La seule priorité, c’est la vie, avec ce qu’elle apporte de brut, sale, malpropre. Tout plutôt que l’arrangé et le raffiné, le d’avance acquis. Lui qui de naissance aurait pu se croire arrivé aura passé sa vie à refuser ce confort, à rompre, et d’abord avec ses certitudes de la veille. C’est aujourd’hui qui a raison, nécessairement, parce qu’aujourd’hui est réel, est le réel ; et demain le sera ; demain peut (doit) démentir aujourd’hui, pour qu’il y ait un nouvel aujourd’hui. C’est prendre le passé, la tradition, la continuité dans leur sens créateur, qui est le seul qui vaille.

© Marco Borggreve pour Warner Classics

© Marco Borggreve pour Warner Classics

Quand, réhabilitant des musiques oubliées, il leur a voulu des sonorités et des accents (des modes d’accentuer, une rhétorique) d’époque, ce n’est pas pour le frisson d’une authenticité à laquelle il n’a jamais cru ; ce n’est pas pour nous faire entendre Fux tel que ses contemporains ont pu l’entendre. C’est pour rendre le frisson de ce qui sonne neuf à nos oreilles habituées à plus plein, plus rond, mieux léché. Harnoncourt avait 25 ans. L’aventure du Concentus Musicus débutait, avec Alice violoniste, compagne de toute une vie de travail, de famille et de défrichage qui cachait ses dons de possible soliste dans l’anonymat et l’économie du service d’ensemble. Dans leur tout premier disque, n’est-il pas vrai qu’à côté d’eux ils avaient aussi Gustav Leonhardt et Alfred Deller ? Les trésors des bibliothèques se retrouveraient mieux que vivants, nouveaux, avec un son qui n’est qu’à eux. Dix, vingt petits maîtres ressusciteraient, sans que cela change la face de rien. Mais deux géants aussi attendaient qui, rénovés, allaient éclater dans leur pleine dimension. Ne serait-ce que pour ce qu’il nous a révélé de Monteverdi et de Bach, Harnoncourt aurait sa place à jamais dans notre gratitude.

© Popeye

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En une longue vie de spectateur on ne se souvient de rien qui en hardiesse, verve, vivacité et nouveauté ait approché l’entreprise Monteverdi des années 70 à Zurich. Dans une absolue complémentarité de culture et d’audace, Harnoncourt et Ponnelle (metteur en scène, décorateur et stupéfiant directeur d’acteurs) donnaient à la fois leur immédiateté et leur intemporalité à Orfeo, à l’Incoronazione di Poppea, au Ritorno d’Ulisse nella patria et (une fois unique) à un groupe de madrigaux comportant Il Combatimento di Tirso e  Clorinda : rattrapage fabuleux des quatre siècles d’éternité qui leur avaient été volés. C’était jeune, c’était neuf, c’était méchant, c’était drôle, c’était sensuel et allumé : tout sauf respectueux. On se moquait de Sénèque et des grands sentiments qu’il affiche ; mais on prenait au sérieux Sénèque qui meurt en musique. Tout y semblait à la fois improvisé, tant c’était remuant, et fourmillait de simples gestes, inoubliables, comme la main de Poppée en travers du ventre de Néron qui s’en va ; mais définitif aussi, tant c’était travaillé, abouti, mis au point. Harnoncourt, par jeu, s’était mis lui-même en délicieux justaucorps d‘époque, avec manchettes, une fraise légère autour du cou, et ses musiciens du Concentus aussi ; un Junghänel mis de même précédé de son interminable luth quittant la fosse venait sur scène quand la musique avait à faire un effet de plus par le paraître. Sur eux il pouvait y avoir du décoratif, du fait pour plaire. Sur leur musique, jamais. Ils jouaient vrai, acéré, vif, salubre. Salé peut être. Sucré jamais. Par une porte si bien ouverte bientôt les profiteurs s’engouffreront, ils mettront en scène Monteverdi et le feront chanter n’importe comment, méconnaissant ou simplement ignorant la complémentarité unique de l’inflexion (musicale, vocale aussi) et du geste que ces deux inventeurs unis avaient génialement établie. On peut traiter à son gré, et impunément, ce qui a montré sa dimension mythique. Racine étant revenu de la mort, le Campistron pourra pulluler.

(DR)

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Sur la lancée, à Zurich aussi, tout le début des années 80, Harnoncourt et Ponnelle ont fait renaître le Mozart resté ignoré ou au moins méconnu, avec la même vivante énergie. Dans Idomeneo re di Creta des chœurs protagonistes absolus ont fait régner sur scène la pitié et la terreur du théâtre grec avec la même évidence de chaque geste et chaque accent dont Monteverdi avait profité. Lucio Silla, Mitridate, re di Ponto ont suivi. La mort prématurée de Ponnelle a  fait que dans cette résurrection du Mozart seria la Clemenza di Tito soit restée orpheline. Harnoncourt réparera dix ans plus tard, à Salzbourg, au Manège des Rochers, confiant la scène à l’énergie de Martin Kusej, osant (comme Karajan) charger des voix frêles du poids d’un Sesto, d’une Vitellia qu’elles ne peuvent assumer à plein : mais (à la différence de Karajan) tirant d’elles l’énergie qui, à travers l’impropre, l’impur et l’inachevé du chant, impose une nouveauté dramatique et musicale qui est nouvelle création. Uraufführung toujours. Vesselina Kasarova et Dorothea Röschmann recommençaient Rachel Yakar et Eric Tappy dans Poppea à Zurich vingt cinq ans plus tôt, puis Gruberova dans Lucio Silla : cette bénie transmutation du frêle en tragique, qui n’est possible que quand la matière de base (la sonorité, le timbre) est née noble, et que le ton et l’esprit la font plus noble encore.

© Werk

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La grandeur d’Harnoncourt est qu’à son appel immanquablement ses interprètes voient plus haut, osent être plus grands qu’eux-mêmes. Lui-même regardait haut. Il n’y a plus qu’à regarder où il regarde, ça hausse tout d’un cran et peu importe que sur quelques coutures cela craque et même crie un peu. Avec lui une simple Fiancée Vendue assume la plénitude de vibration, l’humilité cosmique de Jenufa ; l’âme d’une chanteuse (Röschmann) semble s’y inventer, s’y délivrer elle-même dans la douleur du chant. Quel psychagogue ! Mais quel magnétiseur aussi ! Une demi-heure avant Fidelio on l’a vu faire travailler les cors dans la salle de Zurich encore vide. Il fallait voir ses yeux. Exorbités presque, dans une lumière bleue transperçante, ils commandaient, magnétiquement, la sonorité, la justesse. Mais une justesse qui ne fasse qu’un avec l’intensité. Si on n’est pas prêt à aller au feu, on ne joue pas d’un instrument, on ne chante pas pour Harnoncourt.  Libre à ceux qui viendront après d’être des jouisseurs et des lisses. Avec lui on est au combat. Contre le confort. Contre le succès. Contre soi-même. Et c’est à regagner, jour après jour. Rien d’acquis, jamais. Harnoncourt (au milieu des années 80 déjà il nous le disait) savait avoir passé quelque chose de lui-même à quelques-uns, et il citait Gruberova, Lucia Popp. À quoi il ajoutait, non sans mélancolie : « Mais elles ne le passeront à personne »… Comment l’auraient-elles fait ? Ce n’est pas un savoir qu’il leur passait, ni un savoir-faire. C’est un peu de son énergie inventive. C’est son sens de l’intensité. Cela, ses chanteurs continuent à le passer, Gruberova à sa façon, et Röschmann sûrement. Mais notre plus vraie raison d’espérer est qu’on ne connaît aucun jeune musicien ayant une fois subi l’ascendant d’une telle présence (sans avoir forcément joué avec lui), cet impact à proprement parler, qui n’en soit resté marqué. Il a goûté à la saveur incomparable du dérangeant, de l’exigeant, de l’inconfortable. Il en laissera d’autres dodeliner du chef dans le confort de la musique subventionnée et du public qui ronronne. Lui restera jeune, et nous fera le rester.

Mais, voyez-vous, il nous a tout dit avec son Bach. Il a réalisé avec Leonhardt (et l’influence, l’inflexibilité de Leonhardt, sa patte aussi, s’y font sentir) une intégrale des Cantates où tout est allégé, mais acéré aussi, jamais affadi ; recherchant dans l’intensité du frêle l’expression la plus juste et humaine et pleine. Il y a essayé pour l’Evangéliste des voix plus maigres, mais en rapport exact avec le matériau sonore neuf avec lequel il élevait sa cathédrale, le Concentus Musicus, le chœur Arnold Schoenberg : un matériau plus svelte qu’avec un Furtwängler ; sans rien perdre pourtant de sa noblesse et même majesté, et intensité brûlante. Il a pu y mettre des voix de garçons (comme Bach a dû) mais pas pour prétendre à une bien peu réaliste authenticité : pour leur capacité d’expression en rapport. David Hemmings, Peter Jelosists étaient d’ailleurs des maîtres ès chant ; quant à Paul Esswood, seul chez les altos mâles il avait du corps (et pas seulement de l’âme, bien empêchée de faire corps à elle seule). De toute façon un prochain Harnoncourt s’en dédira, demandant à de vraies voix (des voix d’opéra, qui laissent de côté leurs manières d’opéra) d’apporter un maximum de matière sonore, de timbre, en sorte que l’intensité et l’expression jouent à plein. Seule règle à ne pas souffrir d’exception : la recherche de ce qui sonne plein. Et c’est la pratique qui commande.

Affiche lors de la venue à Berlin de Nikolaus Harnoncourt

L’une des affiches placardées dans les rues pour annoncer ses concerts à la Werner-Otto-Saal de Berlin lors de son retour dans sa ville natale en 2014. Chacune portait une citation différente : sur celle-ci (traduction) : “Ce qui est vraiment beau dans la musique, ce n’est pas seulement sa pureté mais aussi ses taches.”

À côté de cela, maintenir la transparence des lignes, la belle perspective des plans, la lisibilité fanatique du contrepoint n’est plus que la moindre des choses. Le moindre cuisinier de la musique aujourd’hui vous fera cela. Bien avant Harnoncourt (raison peut-être pour quoi Harnoncourt ne l’aimait guère) le géant Scherchen le faisait. Le plus Harnoncourt c’est, traversant la musique et l’illuminant (et nous échauffant, nous électrisant), ce regard d’acier bleu et de tonnerre. On l’écoute comme on regarde, riveté. L’énergie qu’il y faut, jusqu’au bout Harnoncourt l’a ressourcée, renouvelée et communiquée (transfusée), à profusion. Dix fois il a annoncé qu’il arrêtait et dix fois il a continué. La dernière a été suivie à très peu près par sa mort. Sa volonté de continuer, sa propre générosité, son don de soi, n’en pouvaient plus.

Mais qu’on ne croie pas que l’effet Harnoncourt cesse de sitôt. Il suffit qu’on le revoie à l’œuvre. Cherchez ne serait-ce qu’Alexanders Feast sur YouTube, le feu prend, il va faire dix néophytes. Il est vrai que là, on voit. Le contact est là, avec ces yeux qui ne permettent pas qu’on écoute moins bien. Chez ses musiciens, sans doute qu’ils suscitaient une énergie, une obéissance de plus. L’important est qu’en nous, aussitôt élevés un cran plus haut côté regard, il continue d’ouvrir à une profondeur de plus côté écoute. Le miracle est que ce feu dans ses yeux qui chauffait ses musiciens et de nous, auditeurs, faisait ses disciples, il l’a communiqué à ses disques. Ce regard qui était intensité et timbre, on l’entend, il nous convoque depuis la matière aveugle du disque. Beethoven, Bruckner nous font cette brûlure. Et vous dites qu’il est mort ? Ce résurrecteur ?

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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