
“Lear” à l’Opéra Garnier (mai 2016) : Regan (Erika Sunnegärth), Lear (Bo Skovhus), Goneril (Riccarda Merbeth), le Fou (Ernst Alisch) / © Elisa Haberer – ONP
De premières représentations à Garnier en 1982, dans la foulée de la création triomphale à Munich (1978), n’avaient pas marqué. À cause d’une traduction française qui portait mal à la scène, à cause d’une timidité dans la mise en scène de Jacques Lasalle, et d’une interprétation en général timorée. Rien à voir avec Munich où la mise en scène de Ponnelle, le couple royal Fischer-Dieskau/Varady et l’immense plateau vidé et ouvert jusqu’au fond avaient assuré une présence shakespearienne et une intensité assez foudroyantes.

“Lear” à l’Opéra Garnier (mai 2016) : Edmond (Andreas Conrad), Goneril (Riccarda Merbeth) / © Elisa Haberer – ONP
Je n’avais pas revu Lear depuis, mais ces souvenirs en étaient restés très vivaces. On peut avoir presque peur qu’une nouvelle façon de représenter un ouvrage vienne ruiner l’image, encore flattée par le souvenir, qu’on en avait gardé. On attendait de la nouvelle mise en scène de Calixto Bieito beaucoup de violence, beaucoup d’hémoglobine aussi, que Lear n’est pas sans appeler ; et de toute façon un coup fatal porté à des souvenirs de Fischer-Dieskau changé par Ponnelle en un personnage de William Blake, mystique, à barbe fleuve de Dieu le Père, avec à côté de lui une Varady transfigurée par la compassion et un nimbe de pureté comme la scène en montre rarement de tel (sans parler des performances vocales, réellement surnaturelles). On est heureux de dire que sur pratiquement tous les points la représentation de Garnier, avec son orchestre de timbres simplement hallucinant mené avec un équilibre royal par Fabio Luisi, surpasse en pratiquement tout point Munich 1978, la seule Varady demeurant sans doute inégalable, par un miracle de grâce qui ne se retrouvera peut-être jamais.

“Lear” à l’Opéra Garnier (mai 2016) : Kent (Kor-Jan Dusseljee), Gloucester (Lauri Vasar), Lear (Bo Skovhus)
© Elisa Haberer – ONP
La sobriété totale du dispositif, silhouettes d’arbres s’inclinant, demi-jour ou même obscurité, lande virtuelle ou plutôt forêt, no man’s land en tout cas, laisse pleine liberté à une action où sans interruption tout s’enchaîne, avec une liberté toute shakespearienne. Il faut dire que le livret signé Claus Henneberg resserre de façon exemplaire le touffu et parfois volontairement disparate de l’original shakespearien. Tous lieux se confondent, du moment que tout lieu est quelconque. S’y meuvent des personnages d’une force et d’un poids dramatique colossal. Trois au moins crèvent l’écran si l’on peut dire.

“Lear” à l’Opéra Garnier (mai 2016) : Cordelia (Annette Dasch), Lear (Bo Skovhus) / © Elisa Haberer – ONP
Lear, c’est Bo Skovhus, la voix sèche mais nette, incisive, expressive, infatigable, se faisant entendre (et avec quelle intelligibilité des mots !), en tout point de la tessiture ; et assumant avec autorité et une grandeur épique la semi-nudité et le dépouillement absolu que la mise en scène lui impose. Fracassant couronnement d’une saison qui l’a vu déjà nous donner un Beckmesser des Maîtres Chanteurs de premier ordre ! Riccarda Merbeth est Goneril, plus odieuse et vipérine que nature, constamment sollicitée aux extrêmes de la voix et les assumant avec panache : portrait de malice théâtrale et vocale sans un défaut. Andrew Watts enfin est Edgar, le fils légitime et qui se change en fou (pauvre Tom) pour venir au secours du père abusé. Scéniquement mais vocalement surtout il est prodigieux, montrant à quel point l’art d’être haute-contre sur une scène classique d’opéra a pris d’aplomb et d’étoffe depuis 1978. S’il y a une tache dans la distribution, c’est Annette Dasch, bonne chanteuse essentiellement quelconque, à qui manque absolument cette grâce et ce rayonnement à part qui sont indispensables à Cordelia. Edda Moser avait été annoncée dans le rôle du Fou, brillante idée théâtrale qui a laissé place à une autre, inspirée et géniale : Ernst Alisch, comédien de cabaret, brechtien de ton et de tournure, dont la banalité même installe face à Lear qui perd la tête une sorte de contrepoids narquois et lui-même absolument dépouillé et nu. Il en résulte sur toute la première partie une atmosphère, mais dix détails aussi, qui nous mettent chez Beckett et plus du tout chez William Blake ; une ironie amère et compatissante ; quelque chose de non précisable où quelques-uns attendent Godot.

“Lear” à l’Opéra Garnier (mai 2016) : Cordelia (Annette Dasch), Lear (Bo Skovhus) / © Elisa Haberer – ONP
Reimann assistait à cette reprise glorieuse d’un chef-d’œuvre qui est peut-être bien le dernier opéra à la fois moderne et sérieux, et parfaitement valide, qui se soit produit depuis… ne disons pas combien de temps : Britten et Chostakovitch sans doute. Puissante soirée, largement acclamée et qui mérite des salles pleines, converties à un Shakespeare d’opéra qui n’est pas seulement Macbeth ou Falstaff. Les formules mêmes de l’opéra se sont resserrées depuis Verdi, même le meilleur Verdi, et Reimann avec son orchestre de timbres, sa prosodie cinglante et sa dramaturgie économe réincarne Shakespeare à son plus fort.

“Lear” à l’Opéra Garnier (mai 2016) : Cordelia (Annette Dasch) & Lear (Bo Skovhus) / © Elisa Haberer – ONP
Opéra Garnier, 23 mai 2016
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