Les trois Quatuors avec piano de Brahms au Théâtre des Champs-Elysées

Leif Ove Andsnes (piano), James Ehnes (violon), Tabea Zimmermann (alto) et Clemens Hagen (violoncelle) jouent les Quatuors pour piano de Brahms le 11 avril 2016 au Symphony Center de Chicago / © Todd Rosenberg 2016

Leif Ove Andsnes (piano), James Ehnes (violon), Tabea Zimmermann (alto) et Clemens Hagen (violoncelle) jouent les Quatuors pour piano de Brahms le 11 avril 2016 au Symphony Center de Chicago / © Todd Rosenberg 2016

 

Les amateurs de musique de chambre les plus passionnés, les plus assidus, ne se souviennent guère d’avoir entendu un même soir  les trois œuvres écrites par Brahms pour une formation à vrai dire paradoxale, peu traitée (deux fois par Mozart, une fois par Schumann) et qui exige la réunion, et la fusion aussi, de quatre instrumentistes d’absolument premier ordre. Tous solistes de leur plein droit, ils ont toutefois à effacer leur ego, tant ces œuvres sont collectives, et affirmer pourtant le moment venu leur préséance, tant Brahms s’entend à demander à chacun d’eux, mais par instants seulement, le timbre, la pulsion, l’intensité, le coup de jarret qu’il est seul à pouvoir donner.

La partie sera faite belle au violoncelle, dont le chant s’entend de bout en bout : et on sait comme Brahms peut faire chanter le violoncelle, alors même que c’est le piano qui est héros en titre d’un concerto. Le Stradivarius de Clemens Hagen, sa sonorité soyeuse, sa ligne de chant, son legato ont été en évidence, sans jamais en rien être mis en vedette. Mais l’intensité plus sombre du timbre de Tabea Zimmermann à l’alto, et quelque chose comme une chaleur lumineuse soudain arrachée au violon de Christian Tetzlaff dans des traits d’une douceur miraculeuse, tout cet ensemble demande que soient réunis quatre princes, que chacun soit sensationnel, et pourtant à quatre ne fassent qu’un. Inutile de dire que par la nature même de sa sonorité et de sa percussivité (ici contrôlée jusqu’à la sorcellerie) le piano pourrait rester à part et jouer un peu en star, d’autant que Brahms lui offre des virtuosités tsiganes à peine croyables. Le tact supérieur de Leif Öve Andsnes fait que l’intégration du piano aux cordes, sa façon de ressortir aussi, soient l’une et l’autre opportunes, parfaites. Et dans une beauté de son, jamais cinglante, jamais métallisée, gardant une rondeur à la Mozart ou à la Schubert : de même que les cordes, elles, toujours si sollicitées émotionnellement et expressivement, et si intenses, restent capables de mezza voce, de pianissimi les plus intimes et envoûtants, timbrés pourtant, sans aucun clinquant ni stridence, jamais. Miracle si on pense aux deux pleines heures de musique soutenue que durent les trois Quatuors : Tetzlaff vit d’ailleurs une corde de son violon péter au dernier mouvement du Troisième. Tel était l’échauffement. Et l’excitation, l’enthousiasme dans une salle où la fin du Premier Quatuor déjà soulevait une stupéfaction telle qu’en un sens le concert aurait pu s’arrêter là.

Heureusement il n’en fut rien. Et la confrontation entre ces trois ouvrages que Brahms a portés ensemble, diversement longs à achever, mais immensément remodelés tous les trois, était plus qu’instructive. Elle souligne la déflagration insensée d’énergie et de facilité, faconde créatrices dans le Premier en sol mineur qui se moque royalement de tout ce qui s’est jamais appelé quatuor, et secoue la grande ombre de Beethoven (personne avant n’avait osé) très très fort. Il faut dire que nos complices y ont atteint dans l’Intermezzo et le Trio à des délicatesses d’elfe, d’une perfection et d’une finesse sonores rarement entendues ; et les doigts, très en évidence alors, d’Andsnes dans les tsiganeries ahurissantes de la fin ont su y mettre les mêmes effleurements d’elfe ! On n’a pas pu ne pas trouver en contraste que l’illustre lyrisme apaisé du Second en la majeur tirait un peu à la ligne, et qu’on n’y sentait pas de la même manière la tension harmonique, la pulsion propres à Brahms ; un soupçon de fadeur distinguée, ou dirons-nous d’académisme, en viennent alors à cette musique et ce chant si beaux ! Mais le Troisième en ut mineur n’en apparaîtra alors qu’admirablement plus concis, sobre et intense en même temps, comme si Brahms, se reprenant une douzaine d’années plus tard, était arrivé au point idéal de condensation et de pureté où il peut laisser tomber sa plume et se dire : c’est parfait.

Merci au Théâtre des Champs-Elysées, très fort, pour une soirée qui n’est possible que là, une soirée voulue telle, dans une programmation qui est aussi un lent ensemencement, dont voici le plus beau fruit.

Théâtre des Champs-Elysées, le 30 mai 2016

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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