Ou Don Carlo, plutôt. L’original, commandé à Verdi devenu gloire européenne par l’Opéra de Paris qu’il appelait « le Grande Boutique », est en français, d’après Schiller (dont il reste pas mal, assez textuel). Et quant à la forme musicale, assez meyerbeerien d’obédience (grands personnages tirés de l’Histoire, conflits religieux, pompes épiscopales etc) : la Grande Boutique, qui s’était faite grande surtout par le succès colossal de La Juive et des Huguenots et récidivera avec Le Prophète, raffolait de ce qu’on appelait alors narquoisement « opéras mitrés » et des cérémonies, conciles (ici un autodafé) donnant lieu à figuration et par là-même légitimés. Paris a eu tôt fait d’oublier ce Don Carlos, et l’Italie tôt fait de le récupérer, en italien, qui au vrai, original ou pas, va très largement mieux à la prosodie de Verdi. Ce qu’avait rendu indispensable le contexte français somptuaire a été ramené à des proportions plus habituelles et le premier à en faire les frais fut l’acte initial, dit de Fontainebleau, qui certes éclaire de façon plus explicite les brèves amours (coup de foudre en fait) entre Elisabeth de Valois et Carlos, Infant à elle très légitimement promis. Seule en survivra par la suite le motif allusif que la Reine se remémorera dans sa solitude. La traduction n’ira pas sans resserrements, excisions, brefs rajouts, plus d’une fin y sera proposée sans qu’aucune ne s’impose absolument. Cette incertitude, qui est de Verdi même, n’implique évidemment pas qu’un metteur en scène (forcément flanqué de son dramaturge, calamité des théâtres lyriques d’aujourd’hui) y fasse ce qu’il veut avec les situations et les personnages.

Elisabeth de Valois (Elza van den Heever) & Philippe II (Stephen Milling) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)
S’il y a en effet une vérité et une seule chez Verdi, et cela même dans des ouvrages qui ne bénéficient pas comme Otello et Falstaff de la plume serrée et inspirée à la fois d’un Boito librettiste, c’est que Verdi a le génie de la caractérisation musicale et vocale. Verdi a le génie des caractères. Sa cantilène dit de son personnage un aveu, une expression, une vérité qui est un autoportrait, auquel on ne saurait toucher. Or il n’y a pas de personnage auquel Verdi ait apporté autant de soin, autant de fini qu’il l’a fait pour Rodrigue, Marquis de Posa. L’élégance de son premier air au Jardin de la Reine pourrait être celle d’un simple gentilhomme, qui donne à ces dames des nouvelles de Paris. Mais les deux derniers, qui s’enchaînent et se concluent par son assassinat, moment après lequel il n’a plus rien ni à faire ni à dire qui change son caractère ou son identité, ces airs sont le plus pur portrait d’homme, le plus achevé, ressemblant et (pourrait-on presque dire) le plus amoureux que nous devions à la plume de Verdi. Il nous dépeint ce rare type d’homme, étrange rêveur certes (strano sognator, comme lui dit Philippe II), seul type en qui l’idéal et le réel se confondent à un tel degré qu’il ne lui reste qu’à en mourir, sacrifié, sanctifié. Ne resterait-il que cela de purement schillérien dans le chef-d’œuvre de Verdi, cela établit une vérité qu’on ne peut méconnaître qu’en prouvant qu’on n’a pas voulu entendre (en se fichant de le transgresser) ce que Verdi dit et définit par sa musique même, ou qu’on n’a pas su percevoir.
Des deux quel est le pire, nous n’en jugerons pas, mais c’est à une bien triste puérilité que se sont livrés Robert Carsen et son dramaturge habituel, Ian Burton, en nous imposant par le geste et l’image un Posa fourbe et manipulateur, livrant au Grand Inquisiteur les secrets à lui confiés par Carlos son ami, se relevant prestement de son faux assassinat, et finissant par se faire couronner à la place de Philippe II que, pour faire bonne mesure, on va assassiner en même temps que Carlos et Elisabeth eux aussi passent ad patres. Verdi avait ouvert à plus d’une conclusion. Celle-ci l’aurait quand même un peu épaté. Comme elle nous a épatés nous-mêmes. En atténuation de quoi il faut dire qu’il y avait tant de noir sur scène et sur les personnages, et une telle interchangeabilité de leurs silhouettes que cette rectification inattendue apportée au livret (et à toute Histoire possible) a pu passer inaperçue de la plupart, ou incomprise.
Puisqu’on en est à compter, on dira aussi que Philippe II est assez mal venu de nous apitoyer par son illustre et sublime monologue sur la solitude au matin des Rois, ces malaimés, quand on le voit censément tout juste sorti des bras de la troublante et trouble Eboli. Et, item, que la force dramatique suprême de l’empoignade (il n’y a pas d’autre mot) entre le Roi à l’aube et le Grand Inquisiteur (et d’où celui-ci sort vainqueur) perd largement de son effet quand déjà presque deux heures de mise en scène se sont passées à nous rendre ostensible le pouvoir de l’Eglise omniprésent par un ballet de soutanes aux moments qui en appellent le moins, et le Roi lui-même plus en soutane encore et finalement mitré, toute la scène à grande figuration qu’est supposé être l’Autodafé se passant à le faire revêtir de couches successives de téguments pieux diversement solennels qui finissent par le changer lui-même en dignitaire ecclésiastique. Ainsi fait long feu la scène appelée à être cruciale. Et cætera.
On ne peut pas dire que l’agréable Daniele Callegari fasse beaucoup mieux que faire avancer l’orchestre de bout en bout de l’immense chef-d’œuvre qu’est Don Carlos. Le noir étant mis partout sur la scène (avec d’ailleurs de très subtils éclairages), le chef ne cherchera pas davantage dans l’orchestre le coloris expressif, jusqu’à l’illustre solo de violoncelle du monologue du Roi qui semble ne même pas chercher à avoir du timbre.

Carlos (Andrea Carè), Eboli (Elena Zhidkova), Posa (Tassis Christoyannis) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)
Heureusement chaque chanteur en a, et parfois plus qu’il n’en faudrait, notamment le Philippe II de Stephen Milling, basse wagnérisante tout à fait sonore et performante, mais bien massivement monocorde s’agissant de Verdi. L’Inquisiteur d’Ante Jerkunica se permet, lui, des nuances piano qui rendent plus fracassant encore par contraste l’impact de sa déclamation. De la solidité et de la ligne chez l’excellent Tassis Christoyannis, sans toutefois la teneur en poésie et en rayonnement que la musique même écrite pour Posa fait émaner de ce personnage. Mais peut-être est-ce la mise en scène qui l’oblige à se montrer moins poétique qu’il ne le serait naturellement ?
Andrea Carè, fragile de voix mais riche et défini de timbre, est le seul protagoniste masculin qui, malgré des risques vocaux constamment frôlés, ressemble pleinement à ce que Verdi lui donne à jouer dans le rôle de Don Carlo. La voix svelte et véhémente, et endurante, d’Elena Zhidkova n’impressionne pas beaucoup dans la chanson du voile, sans mystère ni charme, mais balaye tout dans un O don fatale triomphal. Quant à Elza van den Heever, sa voix longue et pleine, aux débordements lyriques presque trop opulents, est une merveille en soi, d’ailleurs tenue avec une discipline souveraine dans Tu che le vanita. Stupéfiant et presque trop beau. On peut tout attendre d’une jeune voix si insolemment belle et saine ! Mais qu’elle se garde d’y aller sur sa facilité, et trop vite.
On félicitera aussi très grandement l’Opéra du Rhin pour la distribution des quelques pannes que comporte l’ouvrage, Ecuyer, Voix du Ciel, Héraut, plus le monumental Frate en qui passe l’ombre de Charles Quint. Ils sont tous décisifs, et parfaits.
Strasbourg, 17 juin 2016
Christian Gerhaher & Gerold Huber
Christian Gerhaher donnait un Winterreise où il a fait valoir, en grand artiste qu’il est, des vertus de réserve, discrétion, intimisme et presque effacement (moral, mais vocal aussi) qui, Winterreise étant suite de narrations, évocations et moments expressifs, ont pu laisser un peu sur une sorte de faim d’oreille ceux qui ne connaissent pas le texte par cœur. Mais un tel public existe encore à Strasbourg, et buvait du lait.
Strasbourg, 18 juin 2016
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