La Juive d’Halévy : le point sur quelques malentendus

"La Juive" (Opéra de Munich, 2016) / © W. Hösl

“La Juive” (Opéra de Munich, 2016) / © W. Hösl

La Juive a été jusqu’à environ 1930 un des opéras de répertoire français les plus populaires, les plus constamment joués. D’un coup, cela a cessé. Non qu’à Paris, comme évidemment à Berlin (où la popularité de Die Jüdin n’était pas moins immense) une proscription politique ait frappé d’un bloc son compositeur Fromental Halévy, et le titre même de l’ouvrage, devenu inaffichable. Simplement, il ne se trouvait plus de fort ténor pour assumer le rôle devenu mythique d’Eléazar, Paul Franz a dû être le dernier, la Juive ne s’est plus donnée qu’en province et a fini par devenir l’objet de la proscription la pire : le mépris. Il a fallu attendre 2006/7 pour qu’à l’Opéra-Bastille Neil Shicoff (lui-même fils de cantor, mais bien sur le déclin déjà) fasse retrouver une partition qu’il avait imposée à Vienne aussi. Les immenses beautés musicales de l’ouvrage ont revécu et le dramatisme du rôle titre (autrement important qu’Eléazar qui, au fond, dans ce grand opéra romantique, n’est qu’un accessoire, un invité marginal qui, au IVe acte va tirer très fort la couverture à lui, jusqu’au mythe) a fait un effet frappant, neuf, moderne, avec la performance de feu d’Anna Caterina Antonacci, voix presque trop légère, mais présence tragique saisissante.

© W. Hösl (Opéra de Munich)

“La Juive” (Opéra de Munich, 2016) / © W. Hösl

Le succès initial (et triomphal, indescriptible) de La Juive, à l’origine, était pour une très large part dû à la dépense insensée en or faite pour les costumes, les défilés, la figuration, ce que l’Opéra de Paris des années 1830 appelait la mise en scène : sur fond historique (plus ou moins malmené), conciles ou conjurations, armées victorieuses, avec de grands effets de chœurs (ils sont sensationnels dans La Juive), des livrets de pure fantaisie. Si la Saint Barthélémy intervient bien réellement dans Les Huguenots (titre meyerbeerien tout proche de La Juive), l’ouvrage en profite pour nous mener au bain de la Reine Marguerite et de ses dames à Chenonceaux. Hors d’œuvre, hors d’œuvre. Une intrigue amoureuse est obligatoire sur ce fond de flambée historique, avec massacres ou bûchers. Dans Les Huguenots Valentine la catholique aimera Raoul le protestant ; dans La Juive la transgression est pire, il ne s’y ajoute pas l’élément de race seulement (et religion ici très liée à la race), mais mésalliance : la fille d’un orfèvre juif, Rachel, et Léopold, prince d’Empire, cela va trop loin. Une seconde raison de ce succès initial tenait précisément à ce qui, aujourd’hui, nous dérange si fort : cette intrigue de pacotille, avec rivalité de femmes, princes déguisés pour faire leur cour, tout ce qui permettait un entrecroisement de scènes de genre avec du chant de genre aussi, et d’un genre alors à la mode, la vocalisation à la française, telle qu’on l’entend dans tout le rôle de la Princesse Eudoxie, et plus encore dans les couplets amoureux de Léopold, qui pourraient sortir du Pré aux Clercs.

Eleazar (Roberto Alagna) & Rachel (Aleksandra Kurzak) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Scène finale : Eleazar (Roberto Alagna) & Rachel (Aleksandra Kurzak) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Les deux tiers de la partition de La Juive semblent écrits avec la plume qui a servi à Rossini pour Le Comte Ory, plus d’une fois on est au bord du burlesque d’opéra le plus pur. Là-dedans pourtant, ce soleil noir, Rachel, l’invention d’un chant dramatique, poignant et vrai (oui vrai, malgré l’absurdité des situations qui le provoquent). Mais on ne dira jamais assez qu’il ne faut prendre pas un mot, pas une note de La Juive plus au sérieux, plus à la lettre que ce que Verdi nous donne à entendre dans Le Trouvère, qui ressemble tant à La Juive et s’en est sûrement inspiré, avec son enfant dérobé et son supplice final. Mais l’Azucena du Trouvère est un monceau d’entrailles, et sa haine, sa vengeance, sont tout entières transfigurées par l’énergie, la générosité vocale purement verdienne. Tandis qu’Eléazar dans La Juive va demeurer de bout en bout un cœur sec, entièrement motivé et mû par la rancune et la haine, ressorts les moins sympathiques qui soient. Et l’admirable Adolphe Nourrit, qui a revendiqué de le créer (ayant aussi créé ou allant créer par la suite le Comte Ory, Masaniello de La Muette de Portici, Raoul des Huguenots, Robert le Diable, Arnold de Guillaume Tell, unique palmarès), a voulu mettre un peu de rose dans le noir de ce portrait, très neuf à l’opéra, le ténor qui est tout sauf jeune premier : pour la première fois et contre toute mode, un père, et pas même un père noble (comme Jacob dans Joseph de Méhul, d’ailleurs clef de fa). Nourrit a voulu ce rôle (peut être pour faire oublier son illustre géniteur et prédécesseur lui aussi ténor, Nourrit père). C’est à lui qu’on doit le texte de l’air qui a rendu Eléazar mythique (et l’a fait incarner par Caruso, son tout dernier rôle), texte devenu proverbe chez Proust, où la fille légère maîtresse de Saint Loup est invariablement surnommée « Rachel quand du Seigneur ». Un peu de rectification, révérence gardée à Nourrit (et à trop d’auditeurs abusés), s’impose ici. Ce n’est pas du tout, comme Eléazar nous le fait accroire, la « grâce tutélaire » du Seigneur qui a confié le destin de Rachel enfant à ce père là. Il l’a trouvée, mais sait qui est le vrai père et où le trouver, et c’est par pure haine raciale et rancune personnelle qu’au lieu de lui rendre l’enfant il la garde, instrument de vengeance, ajoutant à l’image de l’orfèvre (et aimant compter son or) que convoie déjà Eléazar cette notation immonde, qu’on ne remarque pas assez, trompé par les édulcorations de Nourrit : le Juif voleur d’enfant ! L’horreur là-dedans (et c’est pourquoi dans cette Juive mieux vaut ne pas prendre au sérieux un seul mot qui est dit, un seul geste qui est fait), c’est que l’affreux personnage qu’est Eléazar est aussi celui qui célèbre chez lui, et avec quelle dignité et quels accents, la Pâque juive : investi dès lors d’une sorte d’aura sacrée et sacramentelle… Pardon, mais les amalgames qui forcément vont s’ensuivre sont absolument haïssables.  Il faut assister à La Juive comme si c’était une variante du Trouvère, où pas un spectateur ne se demande quel est le vrai sort des Gitans en ce monde, ni ne pense à la Biscaye libre.

Eleazar (Roberto Alagna) & Rachel (Aleksandra Kurzak) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Brogni (Ain Anger), Eleazar (Roberto Alagna) & Rachel (Aleksandra Kurzak) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Du fait même de tout ce composite, La Juive offre un étonnant échantillonnage de moments musicaux et dramatiques qui en font un sommet absolu de l’opéra romantique. Duos et trios, électrisants ; ensembles concertants et finales d’acte comme les plus illustres Donizetti n’en offrent guère ; solennité majestueuse de l’orgue, tact supérieur dans l’instrumentation des airs, où figurent des instruments acolytes absolument sublimes. Mais construction dramaturgique parfaitement lâche, avec ruptures (voulues) de ton ; hors-d’œuvre absolus pour pratiquement tout ce que chante (et c’est difficile, et virtuose) la princesse Eudoxie. Ajoutons un Cardinal à voix de basse obligée comme le modèle en est devenu plus rare encore que celui du fort ténor à la française, en sorte que « Si la rigueur et la vengeance », air noble et superbe, sommet d’un style français de grand opéra qui a eu ses Plançon et ses Delmas et ses Journet, ne trouve aujourd’hui au monde personne, qu’on sache, qui puisse lui rendre justice. Casse tête et fourre-tout, et machine à malentendus (derrière lesquels des bûchers se profilent), La Juive est décidément une bien drôle d’œuvre. Et elle demande tant de talents divers, et suprêmes. Est-il bien nécessaire de la monter encore ?

Eudoxie (Vera-Lotte Böcker) & Rachel (Aleksandra Kurzak) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Eudoxie (Vera-Lotte Böcker) & Rachel (Aleksandra Kurzak) / © W. Hösl (Opéra de Munich, 2016)

En tout cas Calixto Bieito fait la preuve : ce ne sont plus l’or et la poudre aux yeux qui en font le succès possible désormais. Sa production, admirables panneaux mobiles, est d’un dépouillement, d’une efficience sobre à l’égal de ce que Garnier a récemment fait voir avec sa mise en scène de Lear, et d’un fini esthète souverain. L’action s’en trouve simplifiée à l’extrême, avec ses mouvements (de masse et d’individus) qui sont la lisibilité même, mais font ressortir de façon plus cruelle encore l’absurdité, l’inanité souvent, de ce qu’on voit se passer sur scène. Bref, une seule raison d’être subsiste à cette Juive rénovée : les personnages, pour autant qu’ils s’imposent par une présence dramatique ; et qu’en outre ils soient gagnants par le chant. Gagnants par le chant, John Osborn (Léopold) et Vera-Lotte Böcker (Eudoxie) le sont surabondamment, et dans les tessitures extravagantes typées de l’époque. Le malheur est qu’en dépit de la beauté de leur chant, de leurs feux d’artifice vocaux (et pour elle quelque action en scène, et de vraies empoignades en duo), l’un et l’autre restent des silhouettes de carton découpé, des figurants de luxe en somptueux hors-d’œuvre. L’admirable Brogni, beau caractère et superbe stature, trouve en Ain Anger un timbre et une ampleur de tessiture enviables (plus son admirable physique) mais rien précisément de ce qui ferait de l’effet dans ses airs là où Halévy demande que l’effet soit mis. Plus personne n’a ni le creux, ni moins encore le style, de ce type de rôles. Très excellents comprimarii, remarquables Ruggiero de Johannes Kammler et Albert de Tareq Nazmi. Munich a bien fait les choses.

Eleazar (Roberto Alagna) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Eléazar (Roberto Alagna) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Mais on attendait évidemment la prise de rôle de Roberto Alagna : après L’Africaine (devenue Vasco De Gama), Pénélope, Le Roi Arthus tout récemment, il s’est dépensé pour l’opéra français méconnu ou impossible, avec une vaillance et une fraicheur de voix, et une noblesse de style, et sa diction princière, toujours. La Juive est un couronnement. La Pâque est chantée avec une pureté et une retenue également mémorables. Ensuite il faudra chanter large, et Eléazar est lourd, avec ses ensembles héroïques, et son grand air qui arrive au IV, après déjà un marathon. Très sagement on a fait après la première l’économie de la strette qui suit, aux escarpements bien oiseux, d’autant que le corps de l’air, et d’abord son récitatif, sont donnés avec une ampleur de sentiment, une intériorité pénétrée, où revit comme tout neuf le grand style du meilleur chant français. Concentré, sans effets, allant souvent en scène, comme le personnage le veut, jusqu’à l’effacement de soi, cet Eléazar, prise de rôle, comptera dans une grande carrière missionnaire, d’ores et déjà exemplaire. Juste triomphe.

Rachel (Aleksandra Kurzak) & Eudoxie (Vera-Lotte Böcker) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

Rachel (Aleksandra Kurzak) & Eudoxie (Vera-Lotte Böcker) / © W. Hösl (Opéra de Munich)

La surprise de la soirée, c’est pourtant Aleksandra Kurzak, annoncée à l’origine en Eudoxie, ce qui était concevable après l’Adina de L’Elixir où elle nous enchantait à côté de son Roberto l’automne dernier. Elle est promue Rachel. Et d’emblée mémorable ! Seule silhouette en vert dans ces tableaux noir fumée et brun éclairés par de magiques reflets d’argent ou d’acier, la voici noire de cheveux, sobre et tendue, et passionnée sans un mot dit, silhouette vibrante (même quand elle se tait) qui retrouve intuitivement la même intensité discrète poignante qui marquait le personnage composé par Antonacci il y a dix ans. Mais avec quel chant ! D’un français pur et stylé, avec dans « Il va venir… » les entrecoupements voulus plus parlants que le chant même ; et avec une pâte, une ampleur d’étoffe, des lumières soudain dardées dans l’aigu, et il en faut pour ce rôle. Une tragédienne est née sur la scène de Munich, comblant et au-delà les espoirs qu’inspirait sa sublime Maria Stuarda au TCE voici juste deux ans. Elle chante sa Rachel avec la générosité vocale qu’a dû y mettre Falcon, l’illustre créatrice. Puisse-t-elle se ménager mieux que ne l’a fait cette torche vivante, vite consumée. On peut attendre tout d’elle après cette Rachel !

Pareille réussite, s’agissant de deux prises de rôles, et quels rôles, n’aurait pas été possible sans le savoir et le tact suprême de Bertrand de Billy, respirant avec le chant, équilibrant les ensembles, laissant parler le récitatif, maître du style (des styles concurrents) de l’ouvrage, et tirant des chœurs les effets de puissance et des superbes musiciens de Munich l’enchantement instrumental qui ont fait de cette résurrection de La Juive, en tout cas, un événement musical de premier ordre.

Opéra de Munich, 8 juillet 2016

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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