Il faut s’y résigner. Manon « tout étourdie » au coche d’Amiens, c’est fini. Elle l’avoue elle-même, qu’elle a trop aimé le plaisir. Le côté gamine de province qui va découvrir Paris et s‘émerveille (en duo) d’y vivre, toute cette image attendrissante est partie de nos sensibilités. Parti aussi, le rêve trop rose et trop bleu d’un Des Grieux, cette « maisonnette au fond d’un bois ». L’époque goûtait sans doute dans Manon le mélange des genres (et des milieux, et des façons de traiter les filles) — il permettait du pittoresque : de l’encanaillement, des salles de jeu où ça flambe (« au bruit de l’or »), du grand spectacle avec danse (le Cours la Reine, que l’héroïne couronne de vocalises). Il en résulte bien des fadeurs, bien attendrissantes pourtant ; mais des tunnels aussi, liés aux conventions d’époque, la figuration, le ballet etc. Dans le flux assez miroitant du Massenet le plus sensuel, le plus femme qui soit, on en perdrait presque, un peu noyés dans quelque chose de plus parfumé et rose, certains moments stupéfiants de simplicité, de mélancolie grave, de modernité, de naturel (on pourrait s’y croire soudain hors opéra : dans un monde du cœur que le chant rend à la fois plus palpable et plus vrai).
On ne demande qu’à réentendre une Manon comme Massenet l’a rêvée (soupirée), telle quelle. Ce n’est pas demain la veille. Il y faudrait d’ailleurs au moins une Ninon Vallin, une Heldy, une Micheau, une Los Angeles. Celle que nous présente à Genève Olivier Py est tout sauf ressemblante. Mais elle est forte. Elle prend ses chances. Et elle a pour les défendre la plus crédible, passionnante et différente des Manons : Patricia Petibon.
D’entrée de jeu Py nous la montre passablement pute déjà, de costume comme de facilité. Nul doute. Avec une grâce de mouvements qui tient plus du serpent que de la féline, une exactitude dans cette grâce égale à celle de l’intonation, de l’attaque et de l’inflexion dans absolument tout ce qu’elle aura à chanter, revoici Lulu, sphinx étonnant et fille fatale (à elle-même d’abord). Qui sait si nous vivrons demain ? L’interrogation vient à l’Hôtel de Transylvanie, mais elle retentit d’avance au coche d’Amiens, dans ce coup de foudre qui est aussi un coup de tête. Manon flambe, c’est le mot. Joueuse. Dans le formidable dispositif de Pierre André Weitz qui nous fait voir tant de lits prêts dans des hôtels et de tables de jeu, Manon, elle, joue à la roulette russe. Elle ne se manquera pas.
Ressortent avec une force exceptionnelle dans cette mise en scène sans répits ni essoufflements, un extraordinaire tableau de Saint Sulpice, nu, monacal dans sa sévérité grise, où Petibon nous chante, nous soupire, nous souffle, avec ses entrecoupements qui ne sont pas la vie seulement, mais la passion saisie cruellement à vif, le « N’est-ce plus ma main ? » le plus déchirant, le plus vrai, dont on se souvienne.
Exemplairement chanté d’ailleurs, comme, dans un tout autre registre (et style), le brillantissime « Cours-la-Reine ». C’est peut être à l’Hôtel de Transylvanie que cette Manon s’arrache, entre « les plaisirs et les roses », les cris de l’âme les plus vrais. Son Des Grieux, Bernard Richter, admirable de stature et de chic, l’y rejoint absolument. À eux deux ils déplacent le centre de gravité de l’ouvrage, carrément. Tout depuis Saint Sulpice écrase, éclipse purement et simplement les tâtonnements qui ont précédé, simple mise en place, ou échauffement. On y entendait pourtant une « petite table » d’exactement même eau, même simplicité, même vérité que ce que Manon fera entendre ensuite. Seul léger bémol. Richter n’a pas du tout la mezza voce pour son « Rêve », ni la tension contrôlée ensuite, le pathos pour « Ah fuyez ! » qu’il ne peut s’empêcher de faire cinglant et tonnant.
Autour de ces deux superbes protagonistes, parfaitement appariés (Py ira jusqu’à les travestir de rouge, lui en Manon, elle en Des Grieux, ou Chérubin à l’acte du jeu), les seconds rôles gravitent, et fort bien. Citons le panache de Lescaut (Pierre Doyen), la très bonne voix de basse du Comte (Bálint Szabó), le sobre Brétigny (Marc Mazuir) et surtout le Guillot sans inutiles surcharges de Rodolphe Briand.
Timbres splendides avec la Suisse Romande, tenue par Marko Letonja avec l’extraversion, mais aussi l’intériorité, qu’il y faut. A-t-on assez dit que la performance de Patricia Petibon actrice et chanteuse vaut à elle seule le déplacement ?
Grand Théâtre de Genève, 12 septembre 2016
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