
“Eliogabalo” de Cavalli. Nadine Sierra (Flavia Gemmira), Paul Groves (Alessandro Cesare), Elin Rombo (Anicia Eritea), Valer Sabadus (Giuliano Gordio) / © Opéra National de Paris – Agathe Poupeney
Eliogabalo de Cavalli
Ne craignons pas de le dire, il y a une petite demi-heure d’action scénique de trop dans cet Eliogabalo jusqu’ici ignoré. La musique, elle, on en reprendrait sans se lasser : en rien répétitive, mais inventive, avec ses recettes certes, mais si fraîche d’idées, et de timbres ! Et ces timbres, rendus avec une si exquise et pénétrante sensualité par la Cappella Mediterranea dirigée par Alarcon, qui semble n’être parfois qu’une seule frémissante mandoline, où viennent pincer des luths. Le livret malheureusement n’offre pas pareilles diaprures, ni variété surtout. La figure (assez monstrueuse) d’Héliogabale, empereur adolescent, exotique et pervers, n’y a plus guère de format : ici petit Néron jaloux, prêt à tuer pour jouir, et c’est tout. Le reste est intrigue, amoureuse surtout, avec malentendus et retours. Du répétitif en vérité, et le dernier acte finirait par s’y étrangler, assez absolu anticlimax.

Elin Rombo (Anicia-Eritea), Emiliano-Gonzales-Toro (Lenia), Nadine-Sierra (Flavia Gemmira) / © Opéra National de Paris – Agathe Poupeney
À absolument tous les autres égards, on a affaire là à une soirée admirable. L’Opéra de Paris joue évidemment un tour pendable à plus d’un ensemble, hardi mais intermittent, qui doit son existence à des recréations dans ce domaine là précisément. Ce soir les instruments sont d’époque, mais tout cela vibre et vit. Les voix sont des voix, qui nous parlent autant qu’elles chantent (et bien). Pareil casting n’est possible que dans un aussi grand (et opulent) théâtre. C’est de l’argent bien employé. Si la douzaine de représentations annoncées fait le plein, quelle mine feront les spectateurs ainsi mis en appétit, s’entendant offrir ailleurs des cordes maigres de timbre, et des voix blanches ?

Elin Rombo (Anicia Eritea), Nadine Sierra (Flavia Gemmira), Valer Sabadus (Giuliano Gordio) / © Opéra National de Paris – Agathe Poupeney
Qu’on n’attende d’ailleurs pas de Cavalli de jouissances vocales hédonistes comme en dispenseraient Vivaldi et Haendel, avec roulades et virtuosités extrêmes. Vingt ans et quelque après le Couronnement de Poppée, on n’en est pas du tout là. Du parlare cantando au contraire, le plus souvent, ici supérieurement bien tenu, par tout le monde : et occasionnellement seulement, pour MM. Franco Fagioli (Eliogabalo) et Valer Sabadus (Giuliano Gordio) contre-ténors avérés, l’extravagance vocale qui suffit à justifier certaines soirées.
La vertu d’absolument tous les chanteurs, ce soir, c’est la tenue. On pourrait être chez Mozart. C’est presque en surplus que par moments Cavalli permet à Fagioli de faire valoir les agilités stupéfiantes et les ahurissantes extrémités des registres qui mettent en transe l’habituel public de cet admirable artiste. Ce qu’on entend ici, flatté par la tessiture restreinte et le naturel du parlando, c’est le timbre, d’une beauté d’astre et poli, rayonnant, à quelque hauteur que ce soit. Régal pur.
Qu’égale à sa façon l’Alessandro de Paul Groves, Belmont et Werther admirables, qui ici-même fut Idoménée : vrai ténor, d’une franchise de métal exemplaire dans le parlando, d’une pureté filée simplement magique dans telle fin de phrase, rêveusement tenue.
Plus léger, Valer Sabadus n’est pas moins accompli ; et l’épatant(e) Lenia d’Emiliano Gonzales Toro, entremetteuse digne pendant de l’Arnalta du Couronnement, complète cet exceptionnel quatuor ténorisant où le Zotico de Matthew Newlin apporte sa nuance ironique, l’étonnant Scott Conner en maître cocher étant seul à défendre les clefs de fa.

Emiliano Gonzalez Toro (Lenia), Matthew Newlin (Zotico) / © OnP – Agathe Poupeney)

Nadine Sierra (Flavia-Gemmira), Franco Fagioli (Eliogabalo)
© Opéra National de Paris – Agathe-Poupeney
Les dames ne risquent pas de se faire oublier. Le livret ne fait d’elle qu’objets : objets pour une dispute amoureuse. Mais à cela, qui serait bien plat, la musique de Cavalli ajoute quelque chose de cornélien, fier, tendu, et les voici toutes deux d’un tout autre relief : Flavia Gemmira (Nadine Sierra), admirable de timbre, de ligne et de projection, qui certes ne s’en tiendra pas à ses rôles élégiaques ou légers d’aujourd’hui ; et Eritea (Elin Rombo), blonde sans être molle, lyrique, à qui sa plasticité vocale ouvre mille perspectives. À côté de ces deux déesses, il faut bien dire qu’Atilia (Mariana Flores) fait un peu moustique, agréable mais aigrelette, trop contente de plaire.
La meilleure surprise d’une soirée déjà si riche en découvertes, c’est Thomas Jolly : un metteur en scène follement à la mode, qui découvre l’opéra et, merveille, ne s’en moque pas mais au contraire le traite dans ses termes propres, laissant parler la musique, faisant bouger (admirablement) ses acteurs, s’abstenant d’effets spéciaux, flashes de néon, vidéos envahissantes etc : tout ce par quoi nos nouveaux metteurs en scène, croyant donner à l’opéra un coup de neuf, l’abrutissent plutôt et l’éclipsent. Miracle de plus, le costumier qu’il s’est choisi, Gareth Pugh, ne craint pas d’être presque classique. Les costumes ne sont pas des oripeaux, ils ont même de la ligne, et de la coupe, Héliogabale se voyant très justement attribuer quelques chasubles et soleils le couronnant en plus, spectaculaires sans faire m’as-tu-vu. Ajoutons le sobre décor de Thibaut Fack, qui laisse l’action fonctionner, on a le grand chelem. Serait-ce que la tendance fatale est en train de tourner ? Qu’on peut espérer que la mise en scène oublie d’en rajouter ? Alors, ce qu’on aura vécu ce soir, c’est mieux qu’un chef-d’œuvre inconnu qui revient au jour. C’est une aurore sur la scène lyrique. Salut, Thomas Jolly !
Palais Garnier, le 16 septembre 2016
Tosca de Puccini
Un bonheur n’arrivant jamais seul, dès le lendemain une reprise de l’assez quelconque production de Tosca signée Pierre Audi nous apportait l’exceptionnel. Dans un lieu scénique où entrées et sorties semblent laissées au caprice du moment, trois artistes d’absolu premier rang démontraient cette vérité première de l’opéra, dont l’opéra d’aujourd’hui croit trop souvent pouvoir se passer, que la réalité et le ressort premiers, et ultimes, ce sont les chanteurs. Il fallait voir cette Tosca et ce Scarpia-ci affirmer leurs propres personnages, dans le mouvement, dans le geste, dans l’empoignade et le défi, au deuxième acte. C’était eux, les metteurs en scène, s’arrangeant comme ils pouvaient du mobilier, simples accessoires placés là par le concepteur du dispositif.
Il est vrai qu’on n’a pas Anja Harteros et Bryn Terfel (Scarpia) devant soi en scène tous les soirs ! Son autorité à lui, la formidable force de caractérisation qui donne un poids (et une pêche) d’enfer à son moindre frémissement de maxillaire, le culot avec lequel il balance ses aigus ou détache ses mots, avec une puissance rentrée qui les fait cingler, c’est un des miracles purs de la scène lyrique d’aujourd’hui. Le format Orson Welles à l’opéra. Elle, Anja Harteros, a montré toutes les facettes d’un talent lyrique unique aujourd’hui : se permettant des chatteries, même vocales, au I, dans la minauderie de Non la sospiri ; sortant ses griffes, aussi acérées que l’ut peut s’asséner dans le défi, au II ; merveille de lyrisme éploré dans sa prière. Mais ne laissant oublier à aucun moment, aucun, que c’est par la voix et la voix seule qu’elle s’incarne ; qu’on pourrait voir cette Tosca les yeux fermés, elle serait aussi réelle, palpable, présente. La plus glorieuse voix du monde, à qui Paris a fait enfin ovation, est plus sublime encore dans Verdi, dont seule au monde elle a la cantilène. Mais la pâte, la luminosité, la malléabilité comme à l’infini d’une pareille voix, certes Puccini sait les faire briller. C’était éblouissant pour tous et, pour le connaisseur, confondant.
Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi) ne prétend pas au génie dramatique des deux autres mais la démonstration qu’il offre n’est pas moins précieuse. Passée Recondita armonia où elle n’est pas encore échauffée (pure vacherie de Puccini d’avoir situé là un tel air), la voix s’épanouit, s’amollit, trouvant à l’occasion (c’est le contact d’Harteros qui agit, par sympathie) une morbidezza et des nuances piano, mais piano timbré devenues rarissimes dans la gent ténor. Le si naturel de Vittoria au II claque avec une insolence et une longueur d’un autre âge et un bref instant murmuré dans E lucevan nous transporte en rêve. La voix, pur miracle de l’opéra et, en dernière analyse, son ultime vérité. Un orchestre survolté par Dan Ettinger ne faisait qu’un, timbres exaltés et sublimes, avec ce triomphe.
Belle rentrée !
Opéra-Bastille, le 17 septembre 2016
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