Samson et Dalila de Saint-Saëns à l’Opéra-Bastille

"Samson et Dalila" à l'Opéra-Bastille (2016). Aleksandrs Antonenko (Samson) / © Vincent Pontet (ONP)

“Samson et Dalila” à l’Opéra-Bastille (2016). Aleksandrs Antonenko (Samson) / © Vincent Pontet (ONP)

On a été heureux de retrouver, dès le lever de rideau, une musique somptueusement instrumentée, raffinée et lyrique, noble, ne dédaignant pas de se donner parfois la tête épique ; et des chœurs d’une dimension que les oratorios classiques, et Wagner qui déboule à la même époque, auraient sujet de jalouser. On n’avait pas entendu cela à Paris depuis 1991, lorsque Pizzi avait mis en scène avec son sens à lui du décorum une musique qui certes n’appelle pas la scène, n’a pas été écrite pour elle : cela ressemblait à l’histoire que Saint-Saëns nous raconte, sinon par un quelconque caractère biblique, du moins par le sens de l’extraordinaire. Personnages hors format, hors action aussi en un sens (il n’y en a guère dans Samson, pas même des situations dramatiques), mais pourvus par la légende ou le mythe (ici ce qu’on appelait autrefois Histoire Sainte) du surcroît d’épaisseur, du caractère hors format qui seul (et en rien le théâtre) leur assure leur palpabilité, leur rayonnement. Si on ne respecte pas cette exigeante donnée de base, Samson n’a aucune chance en scène : et le fait est qu’en 1991 ce n’est pas Mmes Lipovsek et Podles — de l’emploi n’ont guère que la tessiture — qui pouvaient assurer à une Dalila de scène son peu d’existence. Et qui serait remonté jusqu’à Rita Gorr vingt ans plus tôt ? Pour ne pas dire Hélène Bouvier ? Des dames maîtresses non seulement d’un timbre pénétrant et profond, mais de véhémence (Dalila est une panthère, pas une pute), de cette violence pas toujours contenue qui rend d’autant plus ensorcelantes les tendresses vocales, les caresses, les effets de charme qui l’ont faite célèbre et qui maintient dans toutes les mémoires des phrases comme « Mon cœur s’ouvre à ta voix » ou « Printemps qui commence ».

Aleksandrs Antonenko (Samson) - Egils Silins (Le grand Prêtre de Dagon) / © Vincent Pontet (ONP)

Aleksandrs Antonenko (Samson) – Egils Silins (Le grand Prêtre de Dagon) / © Vincent Pontet (ONP)

Ce qu’on a entendu à Bastille, c’est un splendide orchestre, soigné et lissé avec amour jusqu’à y révéler cette sensualité latente qui éclate au II ; un chœur d’une dimension cosmique, se différenciant lui-même en ses parties, ses gradations, le plus individuelles et subtiles. Ce n’est pas rien. Travail d’orfèvre, conjoint, de Philippe Jordan et du directeur des chœurs, José Luis Basso. Mille fois bravo. On a entendu aussi en Aleksandrs Antonenko un Samson d’authentique métal, pénétrant et solide, un phrasé avec autorité, au français d’excellente tenue et intelligible sauf quand la tessiture l’interdit : d’ailleurs, physiquement (et cela compte), le personnage même. Egils Silins, ci-devant Wotan ici-même, se débrouille du Grand Prêtre de Dagon, sans y faire paraître ou imposer quelque identité que ce soit : l’air d’un clergyman ou notaire, avec gestes paillards. Ni Abimélech (Nicolas Testé) ni le Vieillard Hébreu (Nicolas Cavallier) n’impose une quelconque présence : banalisés par le costume, par le décor, sans identité notable quant à la voix, ils disparaissent en même temps qu’ils paraissent. Merci, le metteur en scène…

Aleksandrs Antonenko (Samson) / © Vincent Pontet (ONP)

Aleksandrs Antonenko (Samson) / © Vincent Pontet (ONP)

 

Anita Rachvelishvili (Dalila), Aleksandrs Antonenko (Samson) & Nicolas Cavallier (un vieillard hébreu) / © Vincent Pontet (ONP)

Anita Rachvelishvili (Dalila), Aleksandrs Antonenko (Samson) & Nicolas Cavallier (un vieillard hébreu) / © Vincent Pontet (ONP)

On n’en dira évidemment pas autant d’Anita Rachvelishvili que tout désigne, au contraire : et d’abord ses tissus couleur pêche et chatoyants, seule touche visible (pour ne pas dire m’as-tu-vu) dans cette grisaille généralisée. Sa voix aussi la désigne : seule femme ici, et somptueuse, insolente de timbre, et de générosité vocale. Le public lui fera in fine une ovation que la voix en effet mérite. Ce n’est sa faute ni si le metteur en scène lui fait figurer sa Dalila comme une pute à qui un grand prêtre, passez l’expression, met la main au panier, une dépoitraillée et, ce qui est largement pire, absolument inconsistante du point de vue dramatique (de son ostensible temps de remords mimé et de sa participation à une immolation finale par jerrican on ne dira rien) ; ni s’il ne se trouve plus, à l’Opéra ni nulle part, de chef de chant qui montre comment chanter Dalila à quelqu’un qui y est prête, en a toutes les qualités, mais n’inventera pas le style. Entre moments piano caressants et magiques et éclats de voix, une admirable chanteuse en est réduite à nager ; et tout le II, qui ne tient que par Dalila, se noie.

Metteur en scène, Damiano Michieletto. Certes, ce n’est pas son Barbier à escaliers, ici-même, qui le recommandait pour ce Samson ? Ni certaine Bohème parfaitement assassine à Salzbourg, que le DVD a montrée ? Un tout récent couplage Cavalliera/Pagliacci à Covent Garden avait de la consistance, la présence de la religion, notamment, dans cette Sicile ou Italie-là, était traitée non sans finesse. Que n’a-t-il mis en évidence le même ressort, patriotique et sacré, qui joue si à plein dans cette histoire de Bible qu’est Samson ? D’entrée de jeu la banalisation du chœur (pourtant monumental) installe tout au très plat et petit niveau d’un fait divers. Une poignée de migrants pourrait passer là, et la milice du coin les tabasse. Banalisation du mal, disait Frau Arendt. Banalisation tout court, c’est ça le théâtre. Et vulgarisation, aux sens les pires : cela culmine au III dans la Bacchanale, dont la puérilité bariolée (offensante à la palette géniale de Saint-Saëns) décourage les mots. Suffit. Oublions.

Anita Rachvelishvili (Dalila) et les Chœurs de l'Opéra National de Paris / © Vincent Pontet (ONP)

Anita Rachvelishvili (Dalila) et les Chœurs de l’Opéra National de Paris / © Vincent Pontet (ONP)

Opéra-Bastille, 4 octobre 2016

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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