D’une mezzo l’autre ou : ce que récital veut dire

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Deux soirs de suite une mezzo-soprano, l’une star à son zénith et sertie en outre par la pourpre et les ors de la salle Garnier, l’autre à son aurore et dans l’assez ascétique nudité (sonore aussi) de l’Amphithéâtre Bastille. Il n’a pas manqué, sans remonter si loin, de mezzos absolument souveraines ; se lançant à l’assaut d’Amnéris, qui n’est pas loin d’une Aïda ; reprenant ce qui aux temps romantiques fit la gloire des contraltinos, et vocalisant avec panache, à la volée ; bien plus rarement se risquant aux tessitures plus profondes, comme Dalila, où le timbre ne s’invente (ne se truque) pas. Oublions quelques-unes simplement hommasses, simples pétoires de théâtre. Si presque plus personne ne peut se souvenir d’avoir entendu Ebe Stignani, qui y fut reine, Kerstin Thorborg, qui y fut déesse, et Conchita Supervia, qui y fut fée, nombreux sont encore ceux qui ont connu dans leur meilleure voix la Simionato, Rita Gorr, Christa Ludwig, Berganza : et une Bartoli est encore formidablement là, qui donne à toutes des leçons de versatilité.

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Joyce DiDonato est aujourd’hui star absolue, et s’est présentée comme telle. Très glamoureux drapé, couleur entre saumon (de qualité) et thé (de luxe) en première partie ; en seconde, la robe même d’écailles roses qui fait le titre d’un Arsène Lupin d’autrefois. Il n’est pas interdit de se demander en quoi la tenue annonce le programme, ou l’accompagne, ou simplement apporte un effet de vêture. Une seule grande robe papillon suffisait naguère à une Schwarzkopf pour la totalité d’un très diversifié programme : mais elle lui allait, et allait au programme. Ce n’était sans doute pas une bonne idée de toute façon que DiDonato inscrivît dans un programme de récital avec seulement piano (admirable, efficace, virtuose Philippe Jordan) une œuvre de Jake Heggie pour voix et quatuor à cordes, traitant d’ailleurs de sortes d’hallucinations amoureuses de Camille Claudel évoquant, invoquant Rodin. La nudité du piano dénonce le creux de l’œuvre, roman photo aux textes puérils (de Gene Sheer) qui réduisent la sculptrice (et c’est Camille Claudel !!) à un statut de midinette, avec vocalisation remémorante et parfois trille.  Quelle idée !! De bout en bout de son programme DiDonato, entendons-le bien, s’est montrée l’absolument admirable chanteuse qu’elle est, irréprochable en style et en ligne, réussissant tout et sachant pourquoi elle le réussit. On applaudit cela très fort. Mais ce ne sont pas précisément les qualités avec lesquelles on construit un récital, c’est-à-dire non pas une chanteuse se présentant en quatre langues, trois siècles de musique, et deux robes : mais un programme qui impose l’écoute suivie (construite) de la musique à un public attentif. Un récital, c’est un programme. Et ce sont des mots. Non pas démultipliés par la vocalisation belcantiste qui vaut à DiDonato de si légitimes triomphes (et il faut y ajouter son jeu en scène : qu’on voie les DVD de sa Donna del Lago, de ses Capuletti.)

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Dans Arianna a Naxos de Haydn elle n’a rien d’autre à exposer et exprimer que la grande rhétorique vocale, superbement énoncée. So far so good. Mais avec Richard Strauss ensuite tout change. Les mots sont là et c’est eux (eh oui, c’est ainsi) qui dictent à Strauss même la musique qu’il met dessus, qui va avec ; et ne prend sens qu’autant qu’on y entend le mot jusqu’au bout du son chanté. Les fins de phrase de DiDonato seront, de bout en bout de la soirée, dictées par la longueur de la note à tenir. Et celle-ci tient, et chante (ou croit chanter : mais ça n’est plus du chant. C’est du son) alors que le mot, la syllabe qui a lancé la note, depuis longtemps sont éteints, ou oubliés, par l’auditeur, et par la chanteuse aussi. Il n’y a plus de nuit dans cette fin de Die Nacht, et pas de crépuscule du tout dans le son sur lequel nous entendons s’éteindre dans Traum durch die Dämmerung la voix d’une splendide chanteuse, qui se trompe bien inutilement d’emploi. On l’applaudit très fort pour le moment d’émotion qu’elle n’a pas manqué de vouloir créer, dans les tristes circonstances où on se trouvait (la salle avait au début observé une minute de silence en commémoration des attentats) en ne donnant qu’un bis, en signe de soleil à revenir et d’espoir quand même, Morgen, de Strauss. Avec d’ailleurs la même fin, bellement sonore, déjà vidée des mots. Pourquoi a-t-il fallu que, se démentant (à l’applaudissement ravi du public, voyons), elle donne quand même la Danza encore, très volubile (et même un peu voyou). On n’avait pas demandé la déclaration émotionnelle précédente. Mais ne pas s’y être tenue ensuite peut faire croire que ce n’était là qu’une robe de plus.

img_4875Avec DiDonato en tout cas, très souvent, grâce à ses excursions hardies là-haut dans la tessiture, à un contrôle vocal d’équilibriste, et à un timbre de toute façon clair et lumineux, on n’entendait plus très bien ce qui sépare la mezzo-soprano d’une soprano. Avec Marianne Crebassa c’est aussitôt évident. La voix a une couleur, une épaisseur et une présence de timbre qui l’identifie et la situe aussitôt, malgré une facilité à monter dans la tessiture qui est aussi un élan, un appel (une vocation). Puisse-t-elle n’y pas céder trop tôt. La qualité rare du timbre, la beauté de la ligne, la désarmante simplicité du dire, si naturel, si délicatement modelé, tout fait attendre son Fantasio de demain (l’Opéra Comique au Châtelet, c’est pour février) comme l’accomplissement, l’incarnation joyeuse et totale que la scène permet (appelle) et le récital sans doute pas. Surtout dans cet exigeant programme pratiquement tout français, ce qui est mettre à soi-même (et au public) la barre très haut. Admirable dans Ravel (des Ravel qui ne sont pas réellement admirables : les Chansons grecques dans leur traduction française) elle le sera plus encore dans des Bilitis de Debussy où à force de simplicité et de transparence, et d’évidence, elle fait oublier la couleur plus claire (même si viennent à la troubler toutes les ambiguïtés du monde) qu’on leur associe assez spontanément. À peine d’effet, rien de souligné. Ni même d’inutilement nuancé. Mais une poésie de cette prose-là qui, dans Debussy, est sans prix. Marianne Crebassa nous fera merveilleusement, peut-être incomparablement, l’incomparable Promenoir des deux amants. Il faut bien dire pourtant qu’elle ne se rend pas service à elle-même en programmant le Poème de l’amour et de la mer de Chausson soutenue du seul piano. C’est légitime, mais c’est ingrat (outre que la couleur propre du timbre de ténor prévu par Chausson n’y est pas pour illuminer). Ceux qui connaissent assez cette œuvre magique entendent ou retrouvent à partir du piano seul (surtout ainsi admirablement joué par Alphonse Cemin) les couleurs, les reflets, les moirures dont la revêt l’orchestration. Dans la résonance de l’Amphithéâtre la structure seule est là, dans son superbe relief. On a vérifié autour de soi que dans la salle d’habitués assez motivés que regroupe l’Amphithéâtre, aux interludes ça ne suivait pas. On  n’écoutait pas. On lisait les biographies des artistes. Programme peut-être trop noblement ambitieux. Avec changement de tenue aussi, d’ailleurs. Ce n’est pas pour rien que le tout neuf CD de Marianne Crebassa s’intitule « Oh Boy ! » Elle nous y régale de travestis délicieux, de Chérubin à Sesto. Donc en boy, et boy à sa façon un peu Marlène, pour Chausson. Puis en miss. Sous ses deux espèces, bravo et à bientôt !

Opéra Garnier, le 13  novembre 2016
Amphithéâtre Bastille, le 14 novembre 2016

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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