“Iphigénie en Tauride” de Gluck à l’Opéra Garnier

"Iphigénie en Tauride" à l'Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianiova)

“Iphigénie en Tauride” à l’Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Puisque M. Warlikowski était présent pour assurer lui-même cette deuxième reprise de sa mise en scène d’Iphigénie en Tauride ancienne de dix ans (il était bien là au rideau final, saluant et salué, contre semble t-il la tradition qui veut que le metteur en scène ne vienne aux bravos —ou aux huées— que le soir d’une vraie première), il aurait peut être dû avoir le courage de supprimer l’entracte qui vient couper assez inégalement en deux la soirée. Cette inégalité n’est pas tant de durée (45’ contre 1h05) que de qualité.

"Iphigénie en Tauride" à l'Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

“Iphigénie en Tauride” à l’Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

La première partie, l’exposition, s’est assez facilement prêtée à l’installation spectaculaire de l’accessoire : ici un environnement, hôpital, dames d’un certain âge, aliénation ou même hystérie patente (qui culminera dans la danse scythe d’une vieille folle de son corps), multiplication de doubles, on est dans le rêve, ou la vision, ou le trauma, le début de l’opéra, où la musique est tempête (expressément) et effroi, ne s’y refuse pas. Il accepte tous ces lits, ces évocations (figurants) de noces et de royautés, et même la bien arbitraire chaise roulante où va s’installer un Thoas vocalement furibard.

Tout cela meuble, si l’on admet qu’il faut meubler, en attendant qu’on vienne au vif de l’action, l’arrivée des Grecs captifs. De ce moment-là, Gluck s’impose et, osons le dire, suffit ; fait disparaître tout le reste qui, pris en bloc, se montre accessoire, à la limite de l’inutile : on en excepte pourtant la fantastique scène (en retrait) qui oppose et lie Oreste nu à sa mère, et leur stupéfiant moment d’amour/haine, et même amour/mort, en remarquant toutefois qu’au fil des reprises cet affrontement s’est affadi, esthétisé, quasi féminisé dans la silhouette faite à cet Oreste/double, nous mettant loin du moment de violence muette vécu la toute première fois, et redoublé à la première reprise par la performance saisissante de Stéphane Degout. Tout se resserre dès lors, notre Iphigénie a beau changer de tenue et de poses (jusqu’à ses jambes pendantes dans la fosse, rêvant et murmurant O malheureuse Iphigénie comme si elle était a cappella), la parole, l’action, l’intérêt ne sont plus qu’à Gluck, ses personnages, leurs conflits. Le fait que s’enchaînent alors quasiment quelques purs joyaux lyriques et dramatiques qui demandent beaucoup à chacun, et le lui rendent au centuple, souligne encore ce qui est l’évidence de toute cette fin de première partie : l’inutilité absolue de la mise en scène. On les regarde, eux, les trois protagonistes. On les écoute. Et on admire Gluck, son économie, son efficience. Lorsque Iphigénie vient à chanter sa plainte, si les larmes viennent aux yeux, c’est parce que la musique y suffit, et que Véronique Gens y fait passer le pur frisson de l’âme en malheur, —ce pourrait être une ligne de Simone Weil sur le malheur, une ligne toute nue. Et ce n’est pas du tout, comme voudrait nous le faire croire la citation dans le programme de Gérard Mortier (au souvenir de qui cette reprise est dédiée) la symbolisation suggestive entre une fille qui pleure, jambes ballantes, et son double à venir, cette dame élégante et royale, largement plus âgée, qui laisse ses rêveries se perdre dans les volutes de fumée de sa cigarette, et songe que cela fait trop de guerres qu’elles ont eu à vivre, elles, pauvres femmes. La nudité sublime de l’air suffit bien. Il tire des larmes au disque. Alors, ce qu’ajoute la scène…

Véronique Gens (Iphigénie) dans "Iphigénie en Tauride" à l'Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Véronique Gens (Iphigénie) dans “Iphigénie en Tauride” à l’Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Le fait est que la continuité et, mieux, le resserrement progressif du drame, auquel vraiment suffisent désormais les trois protagonistes, fait qu’on accepte comme allant avec tout ce qui, lavabo en coin, apparition de mariés royaux, vieilles dames ramollies, continuait à meubler le plateau rendu immense par sa nudité fonctionnelle. Plus que 45’ ? Sur la lancée, mieux valait continuer, un total de 1h50, c’est largement moins qu’on n’en impose (inflige) au public contemporain, quel que soit le théâtre. Car, il faut le dire, quand on revient, tout se trouvant désormais concentré sur ces trois-là, qui souvent ne vont être que deux, toute la figuration, rangée sur ses chaises en bordures de scène, va faire meuble et simplement meuble. L’accessoire, d’inutile, est devenu encombrant et il faut qu’on l’écarte. Il est embarrassant : et on se demande si, au fond, il ne l’était pas depuis le début. M’étant laissé reprendre, et très consentant, par l’hôpital d’aujourd’hui brillamment installé par Krzysztof Warlikowski autour de Gluck (et d’une histoire qui nous appartient à tous), je n’en ai que mieux ressenti, le charme ayant été rompu (faute dramaturgique majeure. Ne jamais laisser la victime reprendre ses esprits) qu’en vérité tout cela ne tenait pas debout, n’était que de l’accessoire promu essentiel, du bazar promu drame, et que décidément Gluck suffit.

D’autant qu’on nous le donne en majesté. Pas par la dédicace à Marie-Antoinette, puérilement rapportée en fond de décor, sans doute pour mieux nous asséner qu’on va se trouver chez les reines. Mais par le retour dans la fosse de l’orchestre légitime, celui même de l’Opéra, seul apte en vérité à donner le cothurne qui convient à l’expression plastique du Gluck chanté, le Gluck français qui est le dernier et le plus grand Gluck et seulement lui, qui est révolutionnaire, marque une rupture dans l’histoire de la déclamation lyrique, et trouve ici des interprètes à sa mesure.

Etienne Dupuis (Oreste) & Stanislas de Barbeyrac à terre (Pylade) dans "Iphigénie en Tauride" à l'Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Etienne Dupuis (Oreste) & Stanislas de Barbeyrac à terre (Pylade) dans “Iphigénie en Tauride” à l’Opéra Garnier
(déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Thomas Johannes Mayer (Thoas) & Stanislas de Barbeyrac (Pylade) dans "Iphigénie en Tauride" à l'Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Thomas Johannes Mayer (Thoas) & Stanislas de Barbeyrac (Pylade) dans “Iphigénie en Tauride” à l’Opéra Garnier
(déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Bertrand de Billy d’abord, splendide chef lyrique, avec qui les chanteurs peuvent chanter à plein, piano s’il faut, plus vite s’il faut, ou plus lentement, maître mixeur de timbres, bien trop peu vu dans son Paris natal. Ses protagonistes enfin, Véronique Gens, si confortable habituellement au diapason baroque et qui ne se laisse pas déborder par la tessiture d’Iphigénie, qu’elle allège sans cesser de timbrer son chant, arrivant d’ailleurs dans O malheureuse Iphigénie à une qualité de silence dans la voix chantée qui est bien précieuse, et bien rare. Etienne Dupuis impressionne par le mordant et la netteté d’un chant qui nulle part ne force, de beau timbre d’ailleurs, et réussissant (de Billy n’y est pas pour rien) un assez merveilleux ensemble ambigu et décalé dans Le calme rentre dans mon cœur (Oreste). Il montrait à l’habituellement excellent Thomas Johannes Mayer (Thoas) comment mettre de la force, et même de la fureur, dans son chant, au lieu de péniblement le grossir et surgrossir. Stanislas de Barbeyrac a chanté Unis de la plus tendre enfance (Pylade) comme dans un rêve, y ajoutant aux reprises des allègements et un rien d’abbellimenti qui sont tout sauf décoratif, mais le triomphe même d’une sensibilité française à son plus lyrique, et dans son style le plus châtié. Quel trio !

Véronique Gens (Iphigénie) & Thomas Johannes Mayer (Thoas) dans "Iphigénie en Tauride" à l'Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Véronique Gens (Iphigénie) & Thomas Johannes Mayer (Thoas) dans “Iphigénie en Tauride” à l’Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

On n’omettra pas de citer en Diane Adriana Gonzalez, en Prêtresse Emanuela Pascu, en Scythe Tomasz Kumiega, pupilles de l’Atelier Lyrique promu Académie. Krzysztof Warlikowski les installe dans la fosse, de même que les chœurs. Ainsi il n’a pas à les mettre en scène. Bienvenue commodité, à quoi s’ajoutent l’allée centrale de la salle où paraîtront Oreste et Pylade et l’avant scène royale où Pylade ira assassiner Thoas. L’action, la musique, mises ailleurs. Et toute cette vaste, vaste scène, très brillamment accaparée pour le fantasme. C’est impressionnant. Mais nous fera-t-on croire que du théâtre ainsi fait amène le spectateur à mieux prendre conscience des problématiques de notre temps ?

Véronique Gens (Iphigénie, en rouge) & Renate Jett (Iphigénie en doré) dans "Iphigénie en Tauride" à l'Opéra Garnier (déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Véronique Gens (Iphigénie, en rouge) & Renate Jett (Iphigénie en doré) dans “Iphigénie en Tauride” à l’Opéra Garnier
(déc. 2016, OnP / © Guergana Damianova)

Opéra Garnier,  le 2 décembre 2016

 

 

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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