Ténèbres chez le Roi Soleil

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La très bonne raison d’aller écouter de la musique à Versailles, c’est que la musique y ressemble aux lieux dans lesquels on la joue. Ils ont été faits pour elle, elle pour eux. Depuis qu’on s’est aperçu (ça a quand même mis quelque temps à se trouver) que rien qu’avec Charpentier, Delalande, Clérambault, Couperin, on avait de quoi constituer quelques programmes, c’est comme si la Chapelle Royale avait redécouvert sa destination d’origine.

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Ce décembre, le temps de l’Avent a resserré la thématique, de recueillement et d’écoute. Le Messie, l’Oratorio de Noel, révérence gardée, c’est devenu bien commun (sinon banal), tous les lieux s’y sont mis : et il est très bien que la Chapelle accueille aussi ce qui est devenu plus public. Mais qu’on aurait aimé découvrir ces Histoires sacrées signées Charpentier, le musicien de Marie Thérèse, maître absolu ès lyrisme versaillais : trois vues de vies de saintes ou héroïnes et martyres, Judith, Madeleine, Cécile, figures diversement sacrées, traitées par ce musicien de la sympathie. Une semaine juste après le Magnificat (dans sa version de Noël) dirigée par Gardiner, la Chapelle servait d’écrin à plus réduit, plus modeste d’effectifs, mais pas moins intense en qualité et raffinement sonores : les Leçons de Ténèbres pour le Mercredi Saint, celles de Couperin, suivies du Miserere de Clérambault. L’Avent n’est pas la Semaine Sainte, il est vrai : mais il faut remercier l’occasion, qui a permis de mesurer deux chefs-d’œuvre absolus du goût et du style français à ces quelques géants allemands et anglais et de les trouver, dans leurs proportions délibérément plus économes, d’une hauteur et d’une splendeur en rien inférieures.

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Pour beaucoup le Miserere de Clérambault aura constitué une surprise, une révélation, un choc aussi, absolus. Rien ou quasi rien en faut d’effectifs, un orgue et une basse de viole, un théorbe, et trois voix de femmes : avec cela une continuité, et une hauteur de ton dans cette continuité, qui mettent cette longue séquence à hauteur des motets les plus illustres. Il n’est pas fréquent que la simple énonciation, recto tono, du Miserere initial annonce tant de noblesse alliée à tant de simplicité, et que la séquence tienne cette promesse, sans se relâcher d’un souffle.

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Pourtant, si le Miserere créait la surprise de par son simple développement, sa proportion, et son équilibre souverain, la sublime voix de bas-dessus de Lucile Richardot venant s’y ajouter aux deux requises par les Ténèbres, c’est évidemment celles-ci qui faisaient le fond de l’affiche. Œuvre culte, d’une sensibilité et d’une spiritualité assez exclusivement et typiquement françaises, et qui faisait courir la Cour et la Ville où elle se donnait, le couvent de Longchamp notamment, au temps liturgique (la Semaine Sainte) où l’Opéra, folie du temps, observait un bref temps de deuil. Ces Leçons (soit : lectures) de Ténèbres (l’heure est sans lumière, le lieu non éclairé) ont été redécouvertes avec des fortunes et dans des arrangements divers depuis les années 1930. On les a connues par des groupes choraux, par ténors, les dames ensuite les ont reprises, conformément à la vérité historique : elles étaient à l’origine dévolues à des moniales, aux voix extasiées par la vision et le chant, et s’effusant épisodiquement en mélismes (sur les lettres hébraïques psalmodiées qui introduisent chaque verset). Mais se permettra-t-on de rappeler qu’elles sont des Lectures ? Lectures chantées, mais lectures. Le texte de Jérémie, auguste dans la nudité de sa douleur, en est à la fois le sujet et le héros, et non pas la voix, avec ses quelques virtuosités et effets. La piété du temps, et le latin de tous, tout faisait que le texte en était aussi familier à l’auditoire que le seront pour Bach les chorals et cantiques du culte. S’il est permis d’émettre une minuscule réserve sur l’exécution de ces Leçons sous la direction de Vincent Dumestre, c’est quant à l’allure : une allure vraiment allante, qui n’est plus le tempo où le texte puisse se faire entendre à plein et dans son sublime dépouillement.

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De g. à dr. : Vincent Dumestre, Frédéric Rivoal, Sylvia Abramowitz, Lucile Richardot, Sophie Junker, Eva Zaïcik (DR)

On n’oubliera pas de sitôt la Troisième Leçon à deux voix où les deux dessus, s’étant attribué l’une la Première et l’autre la Seconde, se joignaient pour nous donner la plus miraculeuse leçon de contrepoint et d’harmonie imaginable : joyau d’une pureté ineffable, où les voix de Sophie Junker et d’Eva Zaïcik se sont mariées avec la grâce la plus absolue, dans un perpétuel bonheur d’intonation et de timbre, l’exécution magistrale des ornements, trille, tremblement etc. allant de soi. Ce bonheur s’est trouvé multiplié dans le Miserere grâce à Lucie Richardot, bien rare contraltino aux sonorités d’un autre temps (et presque d’un autre genre), utilisé avec un raffinement musical exquis.

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Quand on aura associé à ce triomphe la basse de viole de Sylvia Abramowicz et l’orgue/clavecin de Frédéric Rivoal et, bien entendu, Vincent Dumestre et son Poème Harmonique, on admirera seulement qu’avec si peu de moyens mis en œuvre, mais avec un tel degré de préparation et de dédication de soi, la beauté la plus économe, mais aussi la plus royale, soit si pleinement achevée.

Versailles, 17 décembre 2016

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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