Cosi fan tutte à l’Opéra Garnier

"Così fan tutte" à l'Opéra Garnier. Despina (Ginger Costa-Jackson), Alfonso (Paulo Szot) et leurs doubles / © Anne Van Aerschot (OnP)

“Così fan tutte” à l’Opéra Garnier. Despina (Ginger Costa-Jackson), Alfonso (Paulo Szot) et leurs doubles
© Anne Van Aerschot (OnP)

 
Le sérieux profond, le tragique (la fragilité, la faillibilité des cœurs), l’épreuve ne se laissent que trop voir sous l’ostensible mystification, la farce que nous montre Cosi fan tutte. Délicate balance, d’autant plus difficile à tenir scéniquement qu’un équilibre d’une autre sorte, et proprement miraculeux, s’est trouvé réalisé dans Cosi par Mozart même, et comme Mozart même n’y a jamais atteint : la convenance entre sa musique et le texte, les termes scéniques expressément désignés par un livret génial, aux mots eux-mêmes géniaux ; et cette autre convenance de plus, entre les sentiments supposés et la puissance de chant que la musique leur communique, et d’où la voix humaine tire tant d’incomparables émotions.
 
"Così fan tutte" à l'Opéra Garnier. Guglielmo (Philippe Sly) & Dorabella (Michèle Losier) / © Anne Van Aerschot

“Così fan tutte” à l’Opéra Garnier. Guglielmo (Philippe Sly) & Dorabella (Michèle Losier) / © Anne Van Aerschot (OnP)

 
On n’a guère vu cette accumulation de miracles se fondre en un seul, scéniquement, et on en a vu, des Cosi, et signés des plus grands noms. La dernière dizaine d’années en a produit quelques-uns carrément indignes, pour ne pas dire immondes. C’est déjà grand mérite à une nouvelle mise en scène qu’elle nous débarrasse de l’accessoire, du colifichet, de l’actuel, de tout ce qui surcharge un chef-d’œuvre où la simplicité visible, l’épure, la pureté de lignes laissent ressortir d’autant la merveille d’une musique qui, même en termes mozartiens, peut être dite suprême ; unique. Merci donc à une chorégraphe qui est visiblement une artiste de grand goût, de sobriété, de tact et de style de nous avoir, scéniquement, en s’aidant d’un très simple et beau décor, épuré Cosi.
 
"Cosi fan tutte" à l'Opéra Garnier. Guglielmo (Philippe Sly), Despina (Marie Goudot, double), Guglielmo (Michael Pomero, double), Ginger Costa-Jackson (Despina), Frederic Antoun (Ferrando), Ferrando (Julien Monty, double), Don Alfonso (Paulo Szot), Bostjan Antoncic (Don Alfonso, double) / © Anne Van Aerschot

“Cosi fan tutte” à l’Opéra Garnier. Guglielmo (Philippe Sly), Despina (Marie Goudot, double), Guglielmo (Michael Pomero, double), Ginger Costa-Jackson (Despina), Frederic Antoun (Ferrando), Ferrando (Julien Monty, double), Don Alfonso (Paulo Szot), Bostjan Antoncic (Don Alfonso, double) / © Anne Van Aerschot (OnP)

 
Son Cosi est largement plus transparent, plus évident, moins gâté d’arrière-pensées, qu’aucun qu’on ait jamais vu sur la scène du Palais Garnier (non, on n’excepte pas Chéreau, dont Cosi ne fut pas la meilleure réussite). Ne serait-ce que par sa fluidité, son agilité et son désencombrement, sa mise en scène tient sa route, et fort brillamment, forte d’ailleurs d’une des meilleures directions d’acteurs lyriques qu’on puisse imaginer, tant les acteurs ici acceptent son jeu, se changent en danseurs quand il faut, et apposent à l’action de ce Cosi une aisance, une allégresse physiques qui sont en même temps de la musique de chambre. Le plus indispensable pittoresque est d’ailleurs maintenu : les Albanais auront les robes de chambre qu’il faut, et Despina sera vue médecin et notaire, comme il faut.
 
"Cosi fan tutte" à l'Opéra Garnier. Double de Don Alfonso (Bostjan Antoncic), Ferrando (Frederic Antoun), Guglielmo (Philippe Sly) et à dr. les doubles de Guglielmo et de Despina / © Anne Van Aerschot

“Cosi fan tutte” à l’Opéra Garnier. Double de Don Alfonso (Bostjan Antoncic), Ferrando (Frederic Antoun), Guglielmo (Philippe Sly) et à dr. les doubles de Guglielmo et de Despina / © Anne Van Aerschot (OnP)

 
Avec de minuscules réserves çà et là, le cast est d’ailleurs à féliciter en bloc, à la fois pour son engagement scénique assez incroyable, et la perfection, le timing musical. Ajoutons le jeu de timbres de l’orchestre dirigé avec une passion communicative par Philippe Jordan (plus de délicieux clins d’œil depuis son pianoforte). La merveille d’emblée affichée des bois virtuoses et sensibles, dès l’ouverture, se trouve presque éclipsée par le frémissement sensuel et ombré des cordes, où par moments (comme autrefois à Salzbourg avec Muri) il peut sembler qu’on n’entende plus que la sensibilité des altos… N’est-ce pas assez pour nous faire le plus gratifiant des Cosi, depuis longtemps.
 
"Cosi fan tutte" à l'Opéra Garnier. Don Alfonso (Paulo Szot) et son double (Bostjan Antoncic) / © Anne Van Aerschot

“Cosi fan tutte” à l’Opéra Garnier. Don Alfonso (Paulo Szot) et son double (Bostjan Antoncic) / © Anne Van Aerschot (OnP)

 
Disons tout de suite que nous avons trouvé très agréable la chorégraphie d’Anna Teresa De Keersmaeker : sobre, fluide, leste, économe, piquante dans l’inattendu de quelques-unes de ses poses. Elle a de surcroît le mérite de ne pas gêner l’écoute du chef-d’œuvre, de ne pas chercher à se faire passer pour apportant un sens de plus, qui nous éclaire enfin Cosi. Elle ne s’amuse pas à dénaturer les personnages, à leur imposer quelques permutations de plus. Elle ne peut éviter, par la force des choses, de distraire. Si peu de son attention qu’on fixe sur les évolutions des danseurs, elles ne peuvent pas ne pas diminuer d’autant celle qu’on porte à l’action et au chant ; à l’effet que ceux-ci suffisent à faire (et on a dit combien dans Cosi ils exigeaient de notre attention, pour la récompenser d’autant). Elle amuse et entraîne. Elle a le tact, dans les moments purement lyriques, de ne pas se montrer (pour les grands solos de Fiordiligi, elle cesse purement et simplement d’exister. Prudence).
 
"Cosi fan tutte" à l'Opéra Garnier. Fiordiligi (Jacquelyn Wagner) / © Agathe Poupeney

“Cosi fan tutte” à l’Opéra Garnier. Fiordiligi (Jacquelyn Wagner) / © Agathe Poupeney (OnP)

 
Reste pourtant ce fait brut, avec toute l’admiration qui va au travail d’orfèvre effectué, et aux standards de goût qui s’y manifestent. Elle ne nous fait rien. Elle ne nous apprend (Dieu merci) mais même ne nous apporte rien.  Si les mouvements des danseurs doublant les personnages sont destinés à figurer l’extériorisation corporelle des affetti impliqués par la musique, à les expliciter mieux que le chant ne suffit à faire, toute cette turbulence d’âme et d’affects que la musique ne fait que faire entendre, les élans, les reculs, les hésitations, les craintes, la rage, palpiti, spasimi, torsions et tremblements de l’âme traduits par ces corps à terre et qui s’y roulent, pardon, mais c’est un peu sommaire. Se permettra-t-on de dire, aimant Cosi et aimant écouter, que la seule inflexion chantée y laisse entendre des millions de choses qui jamais ne se réduiront à ce qu’un geste, même le mieux étudié, le plus abouti et le plus intelligent du monde, ne fait que rendre sommaire, raide (si souple qu’il soit), avec carrure (même l’arabesque). Quand le chant peut être miraculeux, laissons-le opérer ce miracle. Davantage fait redondance, ou inutilité.
 
"Cosi fan tutte" à l'Opéra Garnier. Double de Fiordiligi, double de Guglielmo & Guglielmo (Philippe Sly) / © Anne Van Aerschot

“Cosi fan tutte” à l’Opéra Garnier. Double de Fiordiligi, double de Guglielmo & Guglielmo (Philippe Sly) / © Anne Van Aerschot (OnP)

 
Jacquelyn Wagner chante Fiordiligi d’un timbre clair mais suffisamment étoffé, avec des graves, une pureté de ligne exemplaire, archet à la corde. C’est assez pour l’émotion. Michèle Losier, Dorabella, est plus sombre et tranchante de timbre, tout aussi musicienne, les deux voix se mariant (et contrastant) fort bien dans leurs duos. De timbre, richissime pour cet emploi, d’abattage et d’autorité scénique aussi, Ginger Costa-Jackson n’a pas de mal à se montrer la plus complète et irrésistible Despina qu’on ait vue et entendue depuis longtemps. L’Alfonso de Paulo Szot est adéquat : le chant, le timbre, le jeu. Les deux fiancés sont beaucoup plus que cela, et d’abord par leur incroyable engagement dans le jeu physique délié, imaginatif,  extrémiste que leur demande la chorégraphe, et où ils la suivent avec un bonheur d’expression admirable. En bonne justice ils devraient toucher double cachet, d’artiste lyrique et de danseur. Frédéric Antoun a corsé, stabilisé, arrondi sa voix, fortement et également timbrée à présent, et à l’aise dans la tessiture allégée que requiert Ferrando. Bravo. Philippe Sly, Guglielmo, jouit d’un physique avantageux, d’un timbre agréable, de facilités vocales. Son engagement physique est d’une liberté, d’une réussite, confondantes. Il ne faudrait pas qu’il se laisse envahir par un défaut dont Thomas Hampson, autrefois, a eu bien du mal à se défaire. Dans le récitatif, tout au plaisir de parler le récitatif, il cesse de le chanter, de soutenir le chant, il laisse retomber la voix. Par contagion il en fait autant dans les airs, là où il y a à tenir la ligne. Il  croit s’exprimer davantage. Mais nous, nous ne l’entendons plus. Il faut vite amender cela. Surtout à la veille d’un Don Giovanni important !

Opéra Garnier, le 28 janvier 2017

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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