
Rodolphe Briand (Remendado), Chantal Santon-Jeffery (Frasquita), Jean-Sébastien Bou (Escamillo), Marie-Nicole Lemieux (Carmen), Michael Spyres (Don José), Vannina Santoni (Micaela), Jean Teitgen (Zuniga), Ahlima Mhamdi (Mercédès)
Bastille la remonte, ce printemps —pour faire oublier la catastrophe de la production, très récente pourtant, qui nous montrait une cigarière devenue Marilyn, des bicyclettes, et une fosse sans fond. Quel soulagement d’aller entendre Carmen pour le seul plaisir de la musique, dont le spectacle forcément distrait ; sans compter les metteurs en scène, qui jouent avec l’image, et si souvent la défigurent.
Avec Simone Young enthousiaste (et un rien agitée) tirant du National dès l’Ouverture des ivresses de sonorités débordantes (non sans un rien de légitime clinquant), on partait très fort. Et quelle volupté, aussitôt après, d’avoir à imaginer soi-même la place où « chacun vient, chacun va » sans se trouver noyé dans du pittoresque décoratif ! À la place, on a les chœurs, d’hommes d’abord, puis de cigarières, stylés, sonores. Et la splendidissime Maîtrise de Radio France, atout maître pour la garde montante et descendante, rythmée. Elle fera merveille encore au IV, aux arènes, tous ces gosses s’écarquillant les yeux à l’envi, pour nous faire croire qu’ils voient le cortège que, Dieu merci, ce soir la scène nous épargne ! Ce sont bien des félicités.

Chantal Santon-Jeffery (Frasquita), Jean-Sébastien Bou (Escamillo), Marie-Nicole Lemieux (Carmen), Simone Young (direction), Michael Spyres (Don José), Vannina Santoni (Micaela), Jean Teitgen (Zuniga)
Disons-le en clair, aimant Carmen comme on l’aime, ou plutôt adore : cet acte I qui à la scène est trop long et finit par plomber, et peser lourdement sur la soirée (même si l’effet ne s’en fait sentir chez le spectateur qu’au milieu du III), ainsi vidé de l’accessoire et réduit à son flux musical, passe comme une lettre à la poste. Tout au plus fléchira-t-il avec la Séguedille. Mais c’est la faute de la mise en espace, fatalité et calamité d’aujourd’hui, qui remplace les exécutions de concert d’autrefois en frac, avec les chanteurs immobiles ne faisant semblant de rien, et nous touchant par la seule intensité, la seule présence de leur chant. On peut ne rien montrer de la bagarre des cigarières, il faut bien : comment la représenter sur une scène que l’orchestre et le chœur suffisent à remplir ? Pour l’arrivée de Micaela, ses apartés avec Moralès puis José cela va encore, il suffit qu’ils se parlent. Mais avec la Séguedille une action se figure dans la musique même : et ça va être insoluble pour les chanteurs d’à la fois être supposés l’animer avec un peu de réalisme, et devoir ne le faire qu’à moitié. Ils ne savent à qui ils doivent s’adresser, ni où projeter. S’il faut une mise en espace, forcément rudimentaire, alors il faut l’assortir d’une direction d’acteurs d’autant plus stricte, et efficiente. Le moins qu’on puisse dire c’est que sur le plateau du TCE ce n’était pas le cas.
Carmen est cruellement victime de cette demi-mesure. Passe pour la Habanera, qu’elle n’a qu’à chanter en descendant un peu vers la salle, ce n’est qu’une chanson, un show. Mais la Séguedille action, jeu de scène. On ne peut pas jouer ça à moitié, à la fois y croyant, et n’y croyant pas. Elle n’y perd pas en stricte musique son rythme, non. Mais elle y perd, scéniquement, son intensité. Le comble sera atteint en toute fin de IV, action et empoignade s’il en est. Avant de jeter sa bague (dans une vocifération de tigresse), Carmen prend ce qu’elle voudrait être un silence : mais ce silence (moment d’intensité scénique extrême) n’est qu’une pause et cette pause temps mort, et que la salle (si elle a des oreilles) sent comme mort. Une seconde la représentation s’est arrêtée… Les mises en espace posent, on en a peur, plus de problèmes qu’elles n’en résolvent… Ajoutons, dans la même mauvaise logique, la réécriture du texte parlé. Ce n’est pas des ciseaux qu’il faut. C’est une plume.
Très séduisant cast pour cette Carmen de concert, et qui réussit le mieux quand on se sent au concert et que la musique dictant son rythme fait oublier la scène : Habanera, et l’épatante Chanson Bohème. On remarque d’emblée la franchise de voix, la tenue de Frédéric Goncalves (Moralès). Il y aura quelque stridence chez Mmes Santon-Jeffery (Frasquita) et Ahlima Mhamdi (Mercédès), impossible de leur équilibrer le Trio des cartes avec le timbre et la projection de leur Carmen, qui reste à part. On remarque très fort, vieux et parfaits routiers, Rodolphe Briand Remendado et Francis Dudziak Dancaïre. Le style, les façons châtiées de Jean-Sébastien Bou, sa discrétion désinvolte ne permettent pas vraiment l’exhibitionnisme vocal éhonté qui est formellement demandé à Escamillo. On attend merveilles de Vannina Santoni, un peu tremblante et sans doute intimidée à son entrée mais dont le duo avec José, si purement musical et vocal, et surtout l’air ont fait valoir une tenue, un aplomb, une qualité et une lumière de voix aussi, qu’on sera heureux de bientôt réentendre. Mais on est un peu effrayé de la voir annoncée en Violetta, dont sa Micaela (passionnée et accomplie comme elle est) n’annonce guère les couleurs. Michael Spyres remplit de bout en bout le contrat vocal de José, laissant deviner un aplomb scénique enviable pour la scène. Exquise fin artiste de l’air de la Fleur, avec un si bémol enflé jusqu’au plein timbre, puis diminué ; et excellente fin de IV, à la limite des moyens pourtant. Marie-Nicole Lemieux apporte à Carmen le charme rare d’un vrai timbre, avec ses ambres et ses ombrages, et sa clarté pénétrante. Les mots sont soignés jusqu’à l’exquis. Habanera parfaitement détaillée. Ce n’est pas entièrement sa faute mais elle semble hésiter tout le temps entre deux types de projection, choisissant chaque fois que possible l’intimiste, comme si elle se parlait à elle-même. Elle apporte à Carmen l’individualité remarquable du timbre, son art du chant, et le coefficient de sympathie que tout naturellement elle porte, cela tire un peu là-haut, ça ne se colore pas forcément vers le bas (les Cartes). Une Carmen pleinement incarnée ? Pour cela, même en concert, il lui faudrait un vrai metteur en scène, un vrai directeur d’acteurs.
Théâtre des Champs-Elysées, 31 janvier 2017
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