La Juive d’Halévy et le récital de Stéphane Degout à l’Opéra du Rhin (Strasbourg)

Rachel (Rachel Harnisch) et deux chrétiennes / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Rachel (Rachel Harnisch) et deux chrétiennes / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Rachel au baptême (Rachel Harnisch) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Rachel (Rachel Harnisch) © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Revenant de Munich l’été dernier, on avait souligné les malentendus et querelles auxquels s’expose par force toute présentation moderne de La Juive d’Halévy, par la faute d’ailleurs, essentiellement, des imprudences commises par le librettiste et le compositeur eux-mêmes. Ils vivaient à une époque et dans une civilisation où le flou artistique distanciait jusqu’à l’imaginaire des données historiques pourtant parfaitement réelles, et sanglantes : ainsi la Saint Barthélémy dans les Huguenots. Et surtout, de bout en bout, cette Juive. Elle se termine dans un bain de feu mais, de surcroît, le dessin même des caractères et les termes dans lesquels ils s’expriment y appellent et attisent assez explicitement l’intolérance et, textuellement, la haine. La mise en scène de Calixto Bieito, très sobre, très épurée, se gardait d’enflammer les idées et les mots : c’est assez déjà qu’on brûle vifs deux des protagonistes. De l’huile n’était pas délibérément jetée sur le feu.

Ruggiero (Nicolas Cavallier) & le Prince Leopold (Roberto Saccà à la répétition) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Ruggiero (Nicolas Cavallier) & le Prince Leopold (Robert McPherson) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Rachel (Rachel Harnisch) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Rachel (Rachel Harnisch) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Le moins qu’on puisse dire de la production de Peter Konwitschny, qui a fait un tabac à Mannheim, c’est qu’elle souligne au maximum, à l’insupportable en vérité, les oppositions raciales ou plutôt religieuses ; qu’elle fait parler chacun des camps avec haine, et montrant la haine ; qu’en outre elle se moque, et à bon marché, multipliant les caricatures outrancières. Du talent de mise en scène, certes, dans vingt détails : Konwitschny est une pointure. Mais une mauvaise action. Il ne va pas nous prétendre, en humaniste matois, que montrer la haine guérit la haine ou l’exorcise ? C’était vrai chez les Grecs peut-être. Désormais, ça ne fait que la relancer.

Eudoxie (Ana-Camelia Stefanescu) & le Prince Leopold (Robert McPherson) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Eudoxie (Ana-Camelia Stefanescu) & le Prince Leopold (Robert McPherson) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

On se contentera donc de souligner la très bonne performance du Symphonique de Mulhouse avec Jacques Lacombe ; de féliciter Rachel Harnisch, d’une vérité scénique et vocale saisissante en Rachel et l’exploit de Roy Cornelius Smith, vrai fort ténor et qui est allé au bout du rôle de Éléazar, y compris la strette Dieu m’éclaire alors qu’il sauvait le spectacle en remplaçant au tout dernier moment Roberto Saccà défaillant ; d’applaudir le très bon niveau du Léopold, Robert McPherson et de la princesse Eudoxie, Ana-Camelia Stefanescu. Rappelons surtout que cette Juive, si décriée et méprisée à titre musical depuis pas loin d’un siècle, abonde en ensembles d’une qualité stupéfiante, bien plus variés et théâtraux que ceux de Donizetti, et que son instrumentation, notamment côté bois, tient souvent de la magie, avec des effets de timbre miraculeux.

Rachel (Rachel Harnisch) & Eudoxie (Ana-Camelia Stefanescu) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Rachel (Rachel Harnisch) & Eudoxie (Ana-Camelia Stefanescu) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Opéra National du Rhin, Strasbourg, 3 février 2017

 
 
 
On n’aurait manqué pour rien au monde le lendemain le récital extraordinaire proposé par Stéphane Degout. Un programme vocal qui s’en tient à Poulenc et Ravel, c’est un défi pour les moyens physiques du chanteur, et aussi, il faut le dire, pour la réceptivité de la plupart des publics. Tous n’ont pas comme à Strasbourg la culture du lied et de la mélodie. Degout s’était adjoint Cédric Tiberghien dont le piano net, franc, coupant, qui ne fait pas de charme et ne cherche pas d’esquives, de bout en bout a fait merveilles. Degout ne se faisait pas la tâche facile en consacrant toute sa première moitié de programme à Poulenc, et à Apollinaire vu par Poulenc. Le top. Mais il faut bien dire que c’est à Poulenc qu’il n’a pas fait la tâche facile en faisant entendre en cours de récital la voix même d’Apollinaire disant son Pont Mirabeau. Impossible de ne pas voir aussitôt quelques limites : rien dans la mise en musique par Poulenc ne vaut ce trésor. Plus le poème est intéressant par lui-même et se suffit, moins la musique le servira.

DR

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Ajoutons : dans cette demi-heure de Poulenc l’effet de monotonie se fait forcément sentir ; le spectre émotionnel (et expressif) est étriqué, la presque infinie puissance de suggestion du poème peut, certes, s’y faire caressante ou jovialement canaille, mais dans l’unidimensionnel toujours, et un unidimensionnel où, quel que soit le soin de l’artiste, bien des syllabes vont se perdre, surtout dans ces tessitures escarpées où c’est miracle que Degout se fasse si phénoménalement entendre. Evidemment Le Bestiaire, pure merveille elliptique donnée en tout début, montre le contraire : deux cadres expressifs qui se rejoignent idéalement, une prosodie musicale qui fait mieux entendre le poème !

De Ravel devaient suivre les Madécasses. Mais celles-ci requérant en plus du piano une flûte et un violoncelle, les artistes ont ajouté à leur programme deux mouvements de Trio de Mme Saariaho. Passés quelques jeux de sonorité discrets et bien trouvés, cela s’en va un peu dans la turbulence et, osons dire, l’insignifiance. Que cela vieillit vite, la modernité ! Surtout la moderne, hélas. Car c’était un mauvais tour à jouer à Mme Saariaho cette fois d’enchaîner à sa musique, sans rupture aucune, l’incroyable début des Madécasses, si neuf de timbres et d’économie efficace dans sa modernité à lui, vieille de plus d’un siècle. Là encore, la nature même du timbre de Degout, sa sobriété rigoureuse de ton et de style interdisent toute sentimentalité, toute effusion. L’objet seulement, son arête. Une poésie des contours et du défini, châtiée comme la plus stricte pointe sèche. Splendidissime. Et donné avec une témérité dans la tessiture qui n’a d’égale que l’intelligibilité extrême, en toute tessiture. Quel maître ! Venant après un tel monument, les Histoires Naturelles ont confirmé combien il est difficile de faire rire (et même sourire) en musique, et même d’y manier l’humour. Mais Degout a en lui, inné, le laconisme même de Jules Renard. Il n’insiste pas. Cette leçon d’abstinence (le refus du gras) eût enchanté Ravel. Prouesses de Tiberghien ici, d’ailleurs. Rarement aura-t-on entendu Dame Pintade aussi épatamment s’ébouriffer et s’affoler. Pour bien montrer qu’il peut être prince en lyrisme, Degout n’a donné en bis que le joyau des Don Quichotte, la Chanson romanesque, délivrée avec une finesse, une tendresse, une sorte de déférence chevaleresque, rarissimes. Un rien de Courte Paille ensuite. Enfin, brève aussi et évasive et discrète et sublime, la fin du Promenoir des deux amants, qui lui a permis de nous quitter sur la pointe des pieds. Qu’il revienne vite !

Opéra National du Rhin, Strasbourg, 4 février 2017

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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