
De g. à dr. : Günther Groissböck, Pavol Breslik, Philippe Jordan, Elisabeth Kulman, Genia Kühmeier (DR)
Bach fait la forme tenace, sa tolérance est grande. Épaissie à l’extrême comme nous l’ont faite jadis des post romantiques attardés (Mengelberg fut le dernier), ou sautillante comme plus récemment (et de façon dominante) ceux qu’on dit baroqueux, la forme traverse. Elle subsiste. Il est difficile de défigurer Bach. Il résiste. Papa Kempff pouvait enlever ses ornements italiens à l’aria qui inaugure les Goldberg, c’étaient toujours, immortellement reconnaissables, les Goldberg. La Messe en si résiste de par sa taille même. On a beau la jouer allégé ou, pour être plus exactement descriptif, amaigri (et les angles alors ressortent, comme des os saillent), elle reste essentiellement monumentale.
La question qu’on se posait n’était pas à quelle sauce l’accommoderait Philippe Jordan, avec son grand et même grandissime orchestre d’aujourd’hui (même réduit) et des chœurs transcendants qui viennent d’avaler sans problèmes (d’intonation ou de confusion) aussi bien Moses und Aron que Samson et Dalila. C’était : comment ces masses chorales, la rangée formidable de bois et vents déployée face au public et au chef, comment tout cela s’arrangerait d’un lieu comme Bastille, de son volume, de sa sonorité si spéciale. Eh bien on s’est arrangé ! Tous les détails instrumentaux (et il y en a), toutes les voix chorales (il y en a aussi) s’entendaient, distinctes, dans un équilibre acoustique évidemment relativisé par la place où on se trouvait (problème récurrent à Bastille). Cela pouvait déferler, cela pouvait murmurer et presque s’éteindre, tel flûte et violoncelle quasi à nu pendant que le ténor (aussi à nu) chante son unique solo. Cela porte toujours ! Le cadre a joué le jeu, et nous avons eu, pour les centaines de personnes qui ne l’avaient jamais entendue ailleurs qu’au disque (qui, quelle que soit la doctrine musicale suivie, klemperérienne ou suzukiste, fausse forcément la donne), une Messe en si dont la conclusion ultime, parlant de pax après beaucoup de gloria pour commencer, a été accueillie par un silence rare in loco, suivi d’applaudissements plus unanimes, davantage venus du cœur, d’une toute simple gratitude. Espérons qu’à cette Messe feront suite, et bientôt, les Passions, que Philippe Jordan a déjà entreprises avec son orchestre de Vienne.
On a dit les prouesses du chœur. Qu’on n’aille pas leur demander, vu leur effectif et leur déploiement, et dans un cadre pareil, la douceur ailée dont ces dames se montrent capables dans Et in terra pax, au disque au moins, et avec un Scherchen les dirigeant au moins. Mais le détaché, la pureté flottante de la vocalise, tout y était. Et aussi l’attaque tranchante, à nu, des syllabes Cre-Do, ou le fabuleux Sanctus à gorge déployée. Tout au plus en fin de Gloria dans l’Et iterum venturus est ou en fin de Credo dans le Confiteor vient-on à se dire qu’avec des masses plus légères on peut obtenir quelque chose de plus individuel, de plus soliste si l’on peut dire. Mais quel impact ! C’est à bon droit que José Luis Basso est venu saluer, à la tête de ses troupes ovationnées. Quant aux supersolistes de l’orchestre, il faudrait les citer tous, mais la flûte de Frédéric Chatoux, le violoncelle de Cyrille Lacrouts, le hautbois de Jacques Tys, le cor de Misha Cliquennois et bien sûr le violon de Frédéric Laroque nous ont fait une fête de musique, et d’abord de timbres, à rendre jaloux les Electeurs de Saxe comme les bourgeois de Leipzig. Inutile de dire que le quatuor soliste vocal n’a pas été réuni au hasard. Genia Kühmeier et Elisabeth Kulman nous donnent avec des exactitudes et une légèreté de fées le Christe eleison et l’Et in unum Dominum qui les réunissent. La voix de ténor de Pavol Breslik rayonne au-dessus du Domine Deus (avec Kühmeier, et la flûte) avec une grâce céleste. Quant à Günther Groissböck, on a peine à croire que lui seul, et avec quel panache, vient à bout des deux airs diversement terrifiants que sont le Quoniam puis le Et in Spiritum sanctum, que souvent on distribue à deux chanteurs, l’un ayant le grave, l’autre l’aigu. Il a les deux, et le timbre, et les vocalises. En soixante cinq ans d’écoute assidue de la Messe en si on n’a jamais entendu ça, même au disque !
Ayant dit tout cela, pourra-t-on se permettre quelques remarques, qui ne sont en rien des réserves. Le choix en ces matières appartient au chef, et ses décisions, ses options sont fondées. Cependant… Une écoute assidue nous a permis de vérifier qu’une voix (second soprano, comme on a pu l’appeler, ou alto) qui réussit le premier Laudamus te, avec son intonation si périlleuse, ses légers trilles, sa superbe flexibilité, réussira largement moins bien l’Agnus Dei final qui lui est dévolu, et qui appelle non seulement une tout autre plastique vocale, mais aussi une puissance émotionnelle que le Laudamus n’a en rien à montrer. Deuxième point, Bach a laissé ad libitum le choix de l’instrument accompagnant le Benedictus solo du ténor. On a dit les mérites transcendants, ici, de la flûte. N’empêche. À ce moment de la Messe, et après tant de splendeurs chorales s’enchaînant pratiquement, Confiteor, Sanctus, Osanna, Bach confie la fin de parcours à deux airs solo, à qui la vitesse (et même l’allant) ne sied pas, qui permettent et appellent la ferveur, et une sorte d’immobilisation : et certes le violon a une capacité d’entraînement, un élan vers le haut, un haut de tessiture qu’ici la flûte, si géniale qu’elle soit, ne songe même pas à émuler : sublimement pure certes, chaleureuse pas vraiment. Davantage d’effusion dans le Benedictus avec davantage d’ampleur (la coulée de l’archet au lieu des soupirs de la flûte : et certes la voix rayonnante de Breslik ne demande que cela). Et dans l’Agnus Dei davantage de pâte, davantage de timbre : mais cela, la voix de Mme Kulman, admirable comme elle est, ne peut simplement le donner. Splendide chanteuse instrumentale, avec des attaques d’une précision et d’une hardiesse inouïes, l’effusion n’est pas dans ses cordes. Et cet Agnus Dei après lequel ne vient plus s’enchaîner qu’un Dona nobis pacem lui-même de nuance soft manque à produire le bouleversant moment de suspens que le texte, le dessin vocal, mais aussi sa place dans la Messe, appellent un peu. Mais cela n’ôte en rien à l’admiration que méritent ces deux ultimes solos du monument !
Opéra-Bastille, 14 février 2017
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