Salomé de Richard Strauss à l’Opéra du Rhin

Salomé (Helena Juntunen) & Hérode (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke) © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Salomé (Helena Juntunen) & Hérode (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke) © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Orchestralement, c’est féerique. Un peu fort pour mon goût, par moments. À tort ou à raison, puisqu’on est au théâtre, j’estime que ce qu’il faut qu’on entende en priorité, c’est ce qui se passe sur scène plutôt que ce qu’il y a dans la fosse. Or Constantin Trinks fait admirablement entendre ce que Strauss lui-même a mis dans la fosse, cette instrumentation à la fois féerique et à sensation, faite pour électriser. Et il le fait avec la fluidité de discours qu’il faut à une œuvre ainsi faite d’un seul tenant. Comme en plus, pour une fois, dans une œuvre orchestralement majeure, c’est le Philharmonique de Strasbourg qui est dans la fosse (et non le Symphonique de Mulhouse), et qu’il se montre à son mieux dans un répertoire qu’il a dans les veines, le résultat est admirable.

Danse des 7 voiles ("Salomé") / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Danse des 7 voiles (“Salomé”) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Le malheur est que sa richesse et sa définition de timbres rendent plus pâlichonne encore la voix de la soprano protagoniste et éponyme, bien courte en medium de toute façon, et d’un timbre qui va jusqu’à la transparence, avec l’indéniable mérite qu’Helena Juntunen ne pousse ni ne force jamais, et chante son rôle avec ce qu’elle a de moyens. Ils sont estimables, mais face à de telles rutilance et diaprure instrumentales, ce n’est pas assez. Ajoutons qu’on ne rend pas non plus vraiment service à l’équilibre sonore du spectacle en installant Jochanaan, en fait de citerne, dans la fosse d’orchestre d’où sa voix sort étouffée, comme de sous un bâillon d’étoffe : alors que la citerne prévue la sonorise si l’on peut dire, la fait parvenir en tout cas aux oreilles de Salomé (et aux nôtres) de façon à l’impressionner, la bouleverser. Appel purement sensuel (et qui est, de fait, la seule sensualité légitime que le livret et la musique appellent dans une histoire où tout le monde est hystérique, peut-être, mais où personne, même ce vieux lubrique d’Hérode, n’est sensuel, ou même sensible. Passons). Malgré l’organe considérable de Robert Bork, tel qu’on entend ses appels et admonestations, il n’y a pas de quoi se sentir appelé, vocation qui conduira Salomé et le conduira, lui, à la fin catastrophique qu’on sait.

Salomé (Helena Juntunen) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Salomé (Helena Juntunen) / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

La mise en scène est d’Olivier Py et le décor ou dispositif, sensationnel comme il se doit, de Pierre-André Weitz. Rien sur le plateau, sinon une table de maquillage et un lit de fer. Mais en fond de scène, se rabattant successivement, toute la toile de fond tombant d’un coup et sans bruit, sa chute étant amortie par l’air même qu’elle déplace (et qu’on sent dans la salle), ce qu’on pourrait appeler les différents âges de la décadence (ou du progrès : c’est synonyme. Nietzsche sera cité et affiché au bout) : la savane (ou peut être l’Eden) ; la ville, qui est Moloch, soit New York soit Ninive ; tout un paysage de glaciers (au motif qu’Hérode a senti passer un vent froid) ; la Cathédrale ; des escaliers enfin qui mènent aux étoiles. Spectaculaire. Spectacle en soi. Comme est spectacle en soi le défilé en scène depuis le début des Juifs qui selon le livret n’interviennent qu’aux deux tiers de l’action, en piailleries théologiques : ici ils sont d’emblée des figurants, d’ailleurs changés en représentants des cultes divers, tous mis dans le même sac, prélat romain en rouge, archimandrite, pasteur protestant etc. Cela fait bien du monde en scène qui n’a rien à y faire, que passer. Passent aussi sept Messieurs dont un avec ailes et toujours nu, les autres se dénudant occasionnellement en groupe en fond de plateau. Il est clair que le public dès lors ne prêtera guère d’attention à l’histoire de ménage et de famille qui se déroule au premier plan et se joue entre Hérode, Herodias et Salomé. Le couple Tétrarque étant banalisé en noir passe partout, on pourrait aussi bien les prendre pour des figurants.

Salomé (Helena Juntunen) & Hérode (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke) / DR

Hérode (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke) & Salomé (Helena Juntunen) / DR

Tout ce monde n’existe en scène que grâce à la diction tranchante de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Hérode exemplaire mais en rien pittoresque ni même typé (pas un Lorenz ou un Beirer ou même un Stolze), se contentant de chanter très bien. Et lui, on entend tout ce qu’il dit. C’est dire que, multipliant les accessoires, souvent théâtralement stupéfiants, Olivier Py ne nous met pas du tout en scène Salomé ! Si le spectacle est quand même bon, c’est parce qu’il sait son théâtre, et inspire ses acteurs. Mais l’action même de l’ouvrage n’intéresse pas, on ne la suit pas, elle n’apparaît même pas comme étant vraiment une action. Ajoutons au spectaculaire l’immense crucifix qui pendra la tête en bas tandis que se déchaîne une tempête de dollars papier. Très bien. Reçu à cinq sur cinq. Mais il n’était pas indispensable que ce même crucifix traîne sur le lit de Salomé dès le début, avec elle pratiquement couchée avec, ou dessus. Splendide en revanche inconditionnellement, cette tête du Baptiste elle-même balancée au-dessus et au-devant de Salomé qui la baise et la rebaise encore, et qui ne cessera d’échapper…

Salomé (Helena Juntunen) tenant la tête de Jokanaan / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Salomé (Helena Juntunen) tenant la tête de Jokanaan / © Klara Beck (Opéra National du Rhin)

Comme l’orchestre, les seconds rôles sont excellents. Sonore Herodias indifférente de Susan Maclean (où êtes-vous, Mmes Varnay et Höngen ! Höngen, oui, qui a été Herodias sur cette même scène), tout simple et franc Narraboth de Julien Behr, lui aussi banalisé par le costume ; et même satisfaisante présence sonore chez les Nazaréens, les soldats etc., eux-mêmes en rien différenciés. Fort bon spectacle donc, mais non sans perversité. Entre ces protagonistes qui ressemblent à tout le monde et ce corps de ballet de figurants nus, le spectateur peut finir par se demander qui est là pour quoi ? Dernier mot : pour supplier qu’on ait enfin le courage de donner la Danse des sept voiles à rideau baissé. Ainsi on l’entendra à plein, comme elle le mérite. Et on sera dispensé de la chorégraphie forcément poussive (au regard de la musique) qui s’y met. On serait en outre délivré de la part d’érotisme voyeur mais laborieux qu’on se croit obligé d’alimenter de bout en bout de Salomé, et qui plombe tout le centre d’un chef-d’œuvre.

Strasbourg, le 10 mars 2017

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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