Un peloton franquiste en fait de corps de garde (avec un puni faisant la pelote en effet, et s’effondrant au énième tour de piste). Le corps de garde est un espace nu, les hommes, ou pour mieux dire les mâles sont en vert de gris, pour ôter son pittoresque au I de Carmen Jorge Lavelli avait fait mieux autrefois, l’installant en sous-sol, avec soupirail d’où s’aperçoivent les pieds et talons de « chacun vient, chacun va ». Les simplifications proposées par Calixto Bieito, d’ailleurs vieilles de presque vingt ans déjà, ont fait long feu. Rien de rien sur scène au I sauf ces hommes, tous d’un coup d’un seul main à la braguette (avec gestes idoines) et en rut du moment qu’apparaissent celles qu’il faut bien appeler, elles, les femelles. Les cigarières chantent super bien leur chœur, on est à Bastille, Dieu merci. Mais quel triste boxon en scène… « Drôles de gens que ces gens-là… »

Don José (Roberto Alagna) et Carmen (Clémentine Margaine) / © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)
Cela ne se transfigure pas avec l’arrivée de la toute neuve Carmen, Clémentine Margaine. Voix splendide, pour ne pas dire somptueuse. Mais autant d’obscène lascivité qu’en appelle la mise en scène : et, hélas, la voix qui souvent se dérobe dans le piano, ne se faisant même pas entendre du premier rang (la moitié de la Séguedille passera à l’as). Des caprices musicaux déparent déjà cette interprétation, si jeune pourtant, mais qui ne semble pas avoir appris sa Carmen avec les plus stricts chefs de chant (à supposer que l’espèce existe vraiment encore).

Don José (Roberto Alagna) et Micaëla (Aleksandra Kurzac) / © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)
La solidité et la santé de tout le I vont tout entières appartenir à Roberto Alagna et Aleksandra Kurzac, José et Micaëla. Leur chant franc, frais, cordial, sans guillemets et sans distorsion, a enchanté la salle, leur duo se terminant par d’exquis sons intimes, murmurés, très prometteurs pour la suite !

Escamillo (Roberto Tagliavini), Frasquita (Vannina Santoni), Carmen (Clémentine Margaine), Mercedes (Antoinette Dennefeld), contrebandiers / © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)

Clémentine Margaine (Carmen) & Don José (Roberto Alagna) © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)
La suite, ce sera une Mercedes (la voiture) vieille comme le déjà vu, vieille comme la modernité d’hier peut l’être au théâtre, avec son chargement de filles, Mercédès (la soprano) et Frasquita, excitées, minaudant, piaillant, d’où Carmen s’extraira la dernière. On se hisse qui sur la malle qui sur le toit, ça nous fera une Chanson Bohême pleine d’entrain, ah certes, mais pleine aussi d’à-peu-près. Déboulent dans ce no man’s land Escamillo et sa bande, et le torero, avantageux au physique et au vocal (c’est rare que les deux y soient) se fait un succès dans ses couplets. Cela se gâte avec le Dancaïre et le Remendado : on ne se souvient pas d’avoir entendu à Paris Quintette plus désarticulé et capricieux. Mais l’arrivée de José arrange tout. Visiblement reposé par ses deux mois de taule, il renoue avec ardeur avec Carmen qui l’a attendu, et qui danse pour lui, pour lui seul, avec une inattendue discrétion (et bien peu de danse à vrai dire). Alagna, enrhumé, s’était trouvé en difficulté le soir de la première avec la fin de son air de la Fleur. Il choisit ce soir d’un peu la falsettiser, avec un charme mâle qui a fait passer un frisson chez ces dames. Sur ce, arrivée du capitaine, bagarres, José contrebandier malgré lui et caetera.

Frasquita (Vannina Santoni), Carmen (Clémentine Margaine), Mercedes (Antoinette Dennefeld) / © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)
Quelques-uns, indignés, ont déjà quitté la salle. Indignés ? Il faut croire qu’ils ne vont pas souvent au théâtre, ou peut-être qu’ils n’y vont que pour Carmen, comme les wagnériens d’autrefois n’y allaient que pour Wagner. Goût bien français, et parfaitement respectable. N’a-t-on pas entendu Pierre Bergé, quand il allait s’asseoir dans le fauteuil directorial de la toute neuve Bastille, proclamer son vœu de pouvoir offrir Carmen aux Français tous les dimanches en matinée, exactement comme Henri IV leur souhaitait la poule au pot ? On ne s’indigne plus. On se désole seulement que coup sur coup deux productions à Bastille et qui, Carmen étant ce qu’elle est et demeure, sont assurées de salles pleines, méritent plutôt de les vider, en attendant qu’une production nous refasse voir enfin, dans sa simplicité d’effets et sa pauvreté de moyens (son mépris de ce qui est riche) la Carmen tsigane, fatale et sobre de mots de Mérimée, qui plaisait tant à Nietzsche. Et plus ces pouffes, ce clinquant et une police franquiste qui s’est fait déjà assez, ne s’est fait que trop, de beaux soirs au théâtre lyrique. De l’air !

Micaëla (Aleksandra Kurzak), Frasquita (Vannina Santoni), Carmen (Clémentine Margaine), Don José (Roberto Alagna), Mercedes (Antoinette Dennefeld) / © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)

Don José (Roberto Alagna) et Carmen (Clémentine Margaine) © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)
C’est Giacomo Sagripanti qui dirigeait, bien, bien, mais un peu l’air de n’être pas encore tout à fait descendu de sa Ferrari. Bon casting de rôles secondaires, si importants dans Carmen. Bonnes sonorité et silhouette pour François Lis (Zuniga, le Capitaine) et Jean-Luc Ballestra (Moralès), épatantes Vannina Santoni (remarquée au TCE en Micaëla, en concert) Frasquita, et Antoinette Dennefeld Mercédès. Roberto Tagliavini est parfaitement à son affaire en Torero, avantageux, avec du mordant dans la voix. Splendide Micaëla d’Aleksandra Kurzak. Qu’elle soit capable de ce lyrisme lumineux après sa Rachel de l’été dernier, confondante, en dit long sur les promesses.

Don José (Roberto Alagna) et Carmen (Clémentine Margaine) / © Vincent Pontet (Opéra national de Paris, mars 2017)
Roberto Alagna assuré, en voix, inspiré, donne l’exemple de cette loyauté et cette intégrité qui se font si rares au théâtre lyrique : montrant le timbre et ne s’y asphyxiant pas, soignant le son, faisant confiance aux mots. Artiste total, le modèle aujourd’hui chez les ténors par la tenue, et la continuité. On n’en espère pas tant pour les très beaux dons de Clémentine Margaine, qui semble puiser dedans un peu au hasard, faisant confiance à sa belle nature. On en a vu d’autres ne survivre que peu à ce jeu-là.
Opéra Bastille, 13 mars 2017
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