
Nucingen (Marc Labonnette) & Esther (Julia Fuchs) / “Trompe-la-Mort” (OnP, 2017) © Kurt Van der Elst

Trompe-la Mort (Laurent Naouri) & Eugène de Rastignac (Philippe Talbot) / “Trompe-la-Mort” (OnP, 2017) © Kurt Van der Elst
« Le travail du metteur en scène flamand Guy Cassiers se caractérise par un lien étroit avec la littérature. Il aime se confronter à de grandes fresques littéraires qu’il adapte à la scène : Tolstoï, Proust, Musil ou Littell pour n’en citer que quelques-uns. Pour Trompe-la-Mort, partant de l’idée que Balzac coupe au couteau notre civilisation pour l’étudier de l’intérieur, il guide le regard du spectateur à travers des espaces connus et reconnus du Palais Garnier. Le personnage éponyme de l’opéra lui permet de poser la question du pouvoir et de la manipulation : qu’est-ce qui nous influence aujourd’hui ? » « Ce que l’on voit n’est jamais ce que l’on voit », renchérit le programme, citant le compositeur, cette fois. Et ailleurs, se référant au Voyage de Baudelaire (pas moins) : « Dites, qu’avez-vous vu ? », hémistiche dont Luca Francesconi lui-même, en 1994, a fait le cœur d’Etymo (comme étymologie : pour soprano, électronique et ensemble). Peut-on étaler plus d’arrogante naïveté ?

Baron de Nucingen (Marc Labonnette) & Asie (Ildikó Komlósi) “Trompe-la-Mort” (OnP, 2017) © Kurt Van der Elst
Puisque des questions sont posées, on se fait un plaisir d’y répondre. Le manipulateur en chef, l’influence (donc autorité) suprême, non contestée, aujourd’hui, c’est le metteur en scène. Il a le délicieux pouvoir de réunir deux mille personnes, qui n’ont pas droit à la parole, et il parle, il prêche ; il interprète les textes d’autrui (on ne sait pas ce qu’il peut faire de Littell et Tolstoi, mais Balzac, ce soir, on voit). On nous dit ailleurs qu’il « se penche, en 2017, sur les implications politiques, émotionnelles et sociales de la venue de l’étranger (l’immigrant) en Europe ». Quelle omnicompétence politique et morale ! Si Vautrin devient chef de la police, il est urgent de le faire, lui, président de la république.

Trompe-la Mort (Laurent Naouri) & Lucien de Rubempré (Cyrille Dubois) / “Trompe-la-Mort” (OnP, 2017) © Kurt Van der Elst
Quant à ce qu’on voit, répondons : le Palais Garnier sous tous ses angles et dans tous ses escamotages vidéo : succession de dérobades de décor qui finirait par donner le tournis si on n’avait vite commencé à purement et simplement s’en désintéresser. La plus vraie tristesse de la soirée, c’est qu’on trouvera plus de vie, plus de théâtre, dans deux pages de Splendeurs et misères des courtisanes que dans les deux heures en continuité de ce Trompe-la-Mort. Mais depuis que les metteurs en scène sont devenus nos maîtres à penser, ils n’ont plus besoin de faire du théâtre.
Pas davantage Mr Francesconi ne nous fait du théâtre lyrique. Il sait son Balzac, c’est clair. On l’a entendu en parler avec l’intelligence de quelqu’un qui l’a lu, et qui l’aime. Mais les compositeurs ont toujours (quand ils ne sont pas Wagner) tort de vouloir être leurs propres librettistes. Son découpage à travers Illusions perdues et Splendeurs et misères est très remarquable : un véritable scénario, avec des allées et venues, des ellipses, des retours en arrière. Mention très bien, et même très très bien. Que ne s’en est-il tenu là ! Car son propre texte, au regard des mots de Balzac, apparaît terriblement produit de synthèse, sans vie ou vérité dramatique efficace et qui porte. Plus grave encore, sa prosodie, son traitement en matière de chant, sont d’un arbitraire délibéré : on désosse, désarticule et gauchit le chanté, peut-être pour dissimuler qu’on ne sait pas chanter ou faire chanter. Mais si on ne sait pas faire chanter, pourquoi écrire un opéra ? C’est si bien, Balzac, quand on le lit et, lisant, imagine !

Comtesse de Sérisy (Béatrice Uria-Monzon), Eugène de Rastignac (Philippe Talbot), Madame de Maufrigneuse (rôle muet) / “Trompe-la-Mort” (OnP, 2017) © Kurt Van der Elst
Maigre exception : le peu de chantable écrit à l’intention et aux mesures mêmes de Cyrille Dubois, le Rubempré de la soirée, dont les excellents mais très petits moyens vocaux sont ici parfaitement servis. Ajoutons l’impressionnante capacité qu’a Laurent Naouri de timbrer et de trancher dans ce qu’il y a de texture sonore à l’orchestre, qui le fait sortir avec tous les honneurs de son Trompe-la-Mort : il aurait mérité d’avoir à chanter les pesantes déclarations pré-Capital qui constituent l’étrange coda de l’œuvre, et qui seules lui valent de s’appeler Trompe-la-Mort. Tout le reste du temps il n’est question que d’un Abbé Carlos Herrera, chanoine honoraire de Tolède. En vérité, du point de vue du modeste spectateur qu’on est et restera, il aurait mieux valu renoncer à toute cette coda prophético-sociale et nous développer plutôt un peu les rapports Herrera/Lucien, et aussi Lucien/Esther. Pauvre Lucien ! Fantoche dans la vie (et dans Balzac) certes, mais fantoche avec quelque chose dans le cœur et la tête (sinon le ventre) : ici on ne le voit que courir, vers la Sérisy, vers Esther, à côté de Clotilde, sans à aucun moment ni exister ni, d’abord, consister. Et pas davantage Esther, virtuellement fantastique personnage lyrique (voir ce qu’il y a d’elle dans Violetta), qui n’a ici qu’un simili monologue, qui la fait chanter en pimbêche (Julia Fuchs, en voix bien défraichie). Avec Mme de Sérisy faite criarde (Béatrice Uria-Monzon) et Asie (Ildikó Komlósi) montrée plus marchande à la toilette qu’il n’est balzacien de faire, cela fait de bien légers personnages. Seul prendra quelque stature Granville (Christian Helmer) in fine, marchandant avec Jacques Collin (il s’appelle ainsi, désormais). C’est un peu tard.
Bon. On crée un opéra. C’est dans le cahier des charges. L’opéra a-t-il de vraies raisons de se continuer, si c’est pour se continuer ainsi, bavard, sentencieux, filandreux, parasitant des textes plus grands que lui, inapte à chanter, n’offrant guère comme musique que du bruitage (que Susanna Mälkki dirige imperturbable, impérieusement) ? Ah, c’est l’intérêt des metteurs en scène, certes. Ils y trouvent une confortable tribune, une des dernières auxquelles personne n’ose toucher. Mais qui sont-ils, enfin, pour nous faire la leçon ? Nous faire penser ? Faire les maîtres (à penser) ? L’immortel Ane de Victor Hugo, à bout de patience, protestait : « Montez-moi sur le dos, mais pas sur la cervelle ! »

Eugène de Rastignac (Philippe Talbot) & Trompe-la Mort (Laurent Naouri) / “Trompe-la-Mort” (OnP, 2017) © Kurt Van der Elst
Palais Garnier, 16 mars 2017
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