Une heure avec Lucas Debargue au Théâtre des Champs-Elysées

© Qobuz.com

© Qobuz (J.-B. Millot)

Un 2° concerto de Beethoven à Gaveau en novembre dernier, c’était un peu court. Paris a eu une revanche, et pu entendre Lucas Debargue dans sa pleine mesure aux onze heures du TCE le dimanche matin, où toutes ces dernières saisons Jeanine Roze nous a révélé plus d’un espoir majeur du piano de demain. Espoir n’est un nom pour Lucas Debargue qu’à cause de sa jeunesse, encore extrême ; si quelque chose se marque dans son jeu solo, c’est l’autorité. Un pianiste sûr de ce qu’il est en train de faire, qui garde peut-être ses doutes sur soi-même (et y puise la personnalité, l’accent qui individualise magnifiquement tout ce qu’il fait), mais les a mangés, assimilés, sublimés au moment où il s’assied devant son piano. Il y restera quelques assez longs instants, comme se tâtant. Il se demande peut-être, comme au bord de l’eau au moment de plonger, si elle est froide. Mais c’est sûr, il plonge. La chose non moins sûre, c’est que l’assistance, si l’on peut dire, lui emboîte le pas !

DR

DR

C’est un rude challenge de commencer par la Sonate de Liszt, qu’à ce stade de sa carrière il n’a pas dû jouer si souvent en public, et dont trente ans de carrière ne sont pas trop pour venir à bout de son ostensible déconcertation, et lui restituer l’unité profonde, nécessaire, organique que sa forme souveraine commande, même si dix ruptures de parcours semblent jouer à la perdre. Elle ouvre grand devant le pianiste, et à froid, un assez terrifiant ambitus de sonorité, l’abyssal et l’impalpable s’y succèdent, des tonnerres à la Victor Hugo (au moins) y alternent avec des sons qui ne sont que frisson. C’est une rhétorique, tout un art de déclamer, toute une mise en place aussi des éléments de la déclamation, qui s’y installent d’emblée, quand l’ivoire et le toucher ne se sont pas encore faits l’un à l’autre, et les accords qui se plaquent, et claquent, avancent plutôt du fait d’une énergie fiévreuse qui est à l’œuvre, semble-t-il, que selon la continuité organique du son. Mais le chef-d’œuvre est ainsi fait, hydre à prendre à bras le corps pour en contenir les membres et les morceaux, qui voudraient glisser. Une détermination transcendante préside à ces moments d’exposition, où le discontinu fait la loi, et la structure se heurte. Mais une sorte de magie instantanément inonde la salle où seul le fond doré de la scène luit vaguement, faisant la silhouette du piano d’autant plus nette, aussitôt que s’installe ce qui va être roi de cette heure, le cantabile. Rien ne s’esquisse qui puisse se dire mélodique, à peine si on trouverait un arc reliant les notes, n’importe —et c’est là une des merveilles de Liszt : la sonorité elle-même se fait chant, et enchante ; d’un grain et d’une finesse incomparables ; d’une virtuosité expressive, jamais décorative ; d’une charge poétique aussi qui nous parle d’un Obermann dans ses pensées, un Obermann dont le clair-obscur ici se fait lumière. Comment Liszt lui-même a t-il fait, venant de nous livrer pareils frémissements (qui ouvrent des paysages infinis), pour renouer avec naturel le fil rhétorique de son discours ? Le fait est que le pianiste, en tout cas, une fois qu’il est entré dans le cantabile, qui est à la fois contrôle absolu de la sonorité et conduite souveraine de la forme, ne se laissera pas surprendre. La rhétorique grandiose de la Sonate, sa fugue finale, tout est intégré, suivi, unifié : mais bien entendu le self effacement (lui même rhétorique) de la récapitulation finale achève l’ouvrage dans une géniale semi-dérobade qui ne permet guère qu’on puisse quitter une heure de piano là-dessus. C’est trop partir sur la pointe des pieds.

DR

DR

La fa mineur opus 5 de Medtner n’est pas du tout selon le même modèle (encore qu’y passent des réminiscences, ou rappels, ou allusions). Elle va son train, s’interrompant elle-même pour se construire d’autant mieux, et selon quatre mouvements canoniques : et il n’y a pas d’effort à faire pour lui donner continuité et unité, qui ressortent d’elles-mêmes. C’est d’ailleurs un tout autre Debargue qu’on y entendra, et même verra : plus posé face à son clavier, plus accroché à lui, plus serré de geste ; et laissant d’ailleurs la sonorité (qui est superbe) habiter à plein une tessiture largement plus restreinte, moins ostensiblement tirée vers ses extrêmes. Aussi bien c’est comme si, sortant de l’affrontement avec l’hydre (ou une sorte de gorgone devant laquelle il ne faut surtout pas baisser les yeux) il enfourchait quelque chose qui lui est désormais cheval de bataille, cheval de parade aussi. En résultent vingt grandes minutes qui sont à la fois démonstration (et avec quelle autorité) et éblouissement (tant ici les paramètres essentiels, sonorité, vitesse, rythme, harmonie se fondent l’un dans l’autre pour faire seulement musique). L’ovation, retenue après Liszt s’effaçant, ne se retient plus ici, et explose. C’est comme si l’auditoire acceptait d’enthousiasme une œuvre qu’il entend pour la première fois (et statistiquement, dans son expérience de concert, il n’y en aura peut-être pas de seconde), et la plébiscitait. Ainsi, d’un coup, si jeune encore, s’imposer, et imposer une œuvre et un auteur, c’est le très beau début du printemps !

Théâtre des Champs-Elysées le 2 avril 2017

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

Laisser un commentaire