Récital David Fray au Théâtre des Champs-Elysées

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Dieu sait que nous aimons les disques. Faute d’être face aux artistes eux-mêmes, c’est leur trace qu’ils nous restituent, et soigneusement pesée, inscrite dans le définitif. Mais on n’a pas attendu hier pour vérifier à quel point leur définitif nous trompe : et s’agissant de certains interprètes, plus encore. David Fray nous a donné cet hiver un disque Chopin, du Chopin varié, pris dans l’ordre qu’il a choisi, avec nocturnes, mazurkas, valses et, seul morceau de (relative) résistance, la Polonaise Fantaisie. L’espace vide et neutre dans lequel se projette le disque surexposait cette vertu nécessaire à tout interprète : la délibération (qui est aussi doute ; doutes quant à l’œuvre, doute de soi). Il est dans un studio lui-même abstrait ; il y a dix façons d’entonner, de commencer, de phraser ensuite, de faire peser davantage tel ou tel accent. Tout est encore possible, rien n’est arrêté. C’est comme si dans un tout premier son, ou accord, à froid, la délibération (recherche, questionnement) pouvait s’entendre comme hésitation ; tremblement devant l’obstacle, devant la réalité.

Rien de tel en direct. Il arrive que les premiers sons ou accords trouvent les doigts encore froids, et les touches du clavier elles-mêmes encore neutres, indifférentes. Mais cela se stabilisera, sitôt le contact établi, la chaleur acceptée. Au disque on avait entendu un Chopin hésitant, pas sûr de sa meilleure projection ou résonance. Aux Champs-Elysées on a eu d’emblée, commençant par de périlleux Nocturnes, le ton décidé, la construction claire, le formidable rendu de la turbulence intérieure qui font de certains de ces Nocturnes (et notamment l’incroyable ut mineur 48/1) d’absolus drames en musique où l’interprète ne se contente pas de montrer, merci Chopin, ses doigts mais, souverainement, ses décisions, sa construction, sa vision d’artiste. Le contrôle de la sonorité, sitôt le contact établi, a été d’ailleurs exemplaire : permettant, notamment dans la Polonaise Fantaisie, des intériorisations d’un tact et d’une discrétion merveilleusement poétiques. Et comme le caractère de chacun des sept morceaux ressortait ! L’humeur dans la Mazurka, l’élégance dans l’Impromptu, et l’orage et le trouble et l’anxiété aussi (maîtrisée) qu’il faut dans la nuit des Nocturnes.

Mais enfin ces Chopin étaient attendus, ils avaient été étudiés, déjà donnés au public. La surprise, l’événement viendrait, s’il venait, avec la gigantesque D.959 de Schubert, si classique dans sa découpe et sa conduite, mais si pleine de ciels divers, et promenades, jusqu’au séisme même affronté, en centre d’andantino. On n’avait pas de signe que David Fray ait maîtrisé cette grande demi-heure de musique pure, où il y a à construire, ordonner, décider. Déjà le disque nous avait livré de lui une simplement miraculeuse sol majeur. Mais on n’attendait pas, rien ne laissait espérer l’énergie mâle, résolue, impérieuse, athlétique, avec laquelle il l’a attaquée, prise à bras le corps. De l’incertitude, un rien de brume a pu se mettre dans tel trait que les doigts articulent. Mais l’articulation de pensée, celle qui articule l’un à l’autre ce qui pourrait n’être que moments, vitale ici, on l’a vue à l’œuvre, et avec quel sang froid, quand dans l’andantino où chaque reprise de phrase intensifiait et diversifiait ce qui est imminence pure, celle-ci s’est faite fracas, et soudain fin de monde. Si admirable qu’ait su être ce moment, unique chez Schubert et sans doute dans toute la littérature de piano, les alternances et suspens contrôlés du Trio apporteraient magie musicale encore plus grande ; de même le rondo final. Ici comme là le contrôle de la sonorité pas un instant n’échappait par turbulence ou affolement des doigts. Réussite suprême en interprétation (ou exécution) : quand la beauté décidée et maintenue de la sonorité s’ajuste à la beauté abstraite de la forme aussi purement exposée. On avait applaudi dans Chopin un merveilleux pianiste. Dans ce Schubert c’est un jeune maître qui s’est révélé, et fait plébisciter. Avec les mêmes sang-froid et sérénité s’y sont ensuite ajoutés deux Brahms et, pour finir, Bach, simplicité absolue : et comment ne pas évoquer alors la 4° Partita qui nous faisait découvrir et aimer il y a douze ans à peu près un pianiste encore presque adolescent, et plein d’incroyables promesses. Du chemin a été affronté, parcouru, absorbé, vaincu : le chemin vers la nue, et humble, et héroïque simplicité.  C’est un jeune maître qui souriait à la musique ce soir.

Théâtre des Champs-Elysées, 18 avril 2017

 

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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