Un brin de musique pour Pâques

© Gregory Massat

“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg). De g. à dr. : Nicolas Courjal (Narbal), Cyrille Dubois (Iopas), Joyce DiDonato (Didon), John Nelson, Hanna Hipp (Anna), Michael Spyres (Enée), Marianne Crebassa (Ascagne), Philippe Sly (Panthée) / © Gregory Massat

À Paris, c’est simple. Tout, spectacles et concerts, tombe en même temps. Mais qu’arrivent les vacances scolaires, c’est comme si tout le public n’était fait que de nos chères petites têtes blondes, et de personnes les accompagnant. Relâche partout, comme ont pu le constater les lecteurs de L’Œil et l’Oreille. Pour faire exception à la règle tout en la confirmant, Bastille a choisi cette année de faire tomber les deux premières représentations de la très attendue Fille des Neiges samedi saint en soirée et lundi de Pâques en matinée. C’est le retour des vacances et on peut espérer l’appoint affluant des visiteurs vacanciers allant voir un Rimski-Korsakov certes pas joué partout. On ne la verra qu’un peu plus tard, s’étant programmé ce week-end de Pâques en Alsace. Là on est en plein cœur de vacances scolaires, et non à leur fin. De surcroît en Alsace concordataire le vendredi saint, comme en Allemagne, est férié ; double raison pour vider les salles. Or, surprise, merveille, c’est tout le contraire. La seule Strasbourg (qui certes n’est ni toute l’Alsace ni à elle seule le Rhin) programmait bombance le samedi au soir. Des Troyens entiers de Berlioz, au Palais des Congrès, de 19 h à minuit (plus débordements probables), destinés à un enregistrement Warner, donc avec quelques divertissements et ensembles qu’en scène on jugerait raisonnable de couper, pour alléger ; et le lundi après-midi de ces mêmes Troyens aurait lieu une deuxième exécution publique. En plus, dans la toute neuve salle de 500 places, idéale pour la musique de chambre et le piano, qui sert d’Auditorium au Conservatoire, Strasbourg offrait un récital Adam Laloum : Beethoven et Chopin. Ne pas hésiter en ces cas-là. Prendre les deux. On n’irait pas avec autant de commodité de l’Ile Seguin à la Philharmonie de la Villette, sans doute. Paris est une grande capitale. À Strasbourg il était possible d’attraper après les bis de Laloum le dernier acte des Troyens, se réservant d’en voir le tout, et dans l’ordre, le lundi de 15h à 20 (plus débordements). Mission accomplie.

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On a évidemment fait le bon choix en suivant Adam Laloum dans ce qui est encore tâtonnements de ses premiers Beethoven. C’est la seconde fois qu’il jouait ce programme. La Pathétique d’abord, avec sa solennité et sa gravité décidée, ses silences aussi, sa façon hésitante encore d’enchaîner un sujet à un autre, sa notoriété aussi, qui fait que chacun se la chante à soi-même : rien ne fait la tâche facile au pianiste qui l’essaye, et nul doute que Laloum en distribuera autrement les contrastes, les ruptures et surtout les silences, qu’il nous a faits un peu longs, ou du moins pas assez tendus par l’imminence implicite de ce qui se décide derrière eux. Mais la noblesse et la gravité du ton expriment une sorte de familiarité avec le génie, une légitimité d’enfant de la maison : légitimité confirmée par l’éblouissante Waldstein qui s’y enchaînait presque. Là Beethoven va son train, et impose son train. Pas d’hésitations, ni d’états d’âme. Il faut y aller, et vite ; et marteler les touches ; et que cela chante pourtant, et du chant le plus souverain, le plus éperdu peut-être, que Beethoven ait jamais chanté. Tout au plus l’Introduzione médiane laisse voir comment le pianiste construit l’arche d’où va se libérer l’envol magique du Rondo. Là il dispose ses éléments et juge, lui et lui seul, du temps, des lenteurs, de l’intensité qu’il convient d’y mettre. Seul critère : la magie en effet, et l’envol fabuleux de l’à peine phrase qui va en jaillir, et faire voir Beethoven si inattendu poète. Elle a montré Laloum pleinement maître. Chopin ensuite paraît facile, ou le serait si le pianiste n’y enchaînait pas plus de merveilles qu’il n’est habituel d’en mettre à la suite : Barcarolle d’abord, puis Polonaise Fantaisie, enfin Sonate n°3 ! On connaît Laloum dans cela, et quel ordre magistral il sait mettre dans une sonate dont tant de grands pianistes peinent à trouver la construction, la proportion, la clé. Et le chant souverain de son largo ; on l’a déjà entendu. La nouveauté était dans la sublime Barcarolle qu’elle ne se contente pas de miroiter au soleil, comme glissant sur des eaux moirées, et n’ayant que ce revêtement, qui est la beauté même. Mais toute l’harmonie est là, comme une mer dans sa turbulence du dedans, jamais domptée ; et cette inquiétude, sans laquelle Chopin ne serait pas Chopin. Cette beauté de chant à la surface des eaux, et cet appel de détresse ou de désir ou de quelque chose d’à la fois bleu et noir, dans les flancs de cette gondole qui semble ne rien faire que glisser, ah c’est le miracle même de Chopin pleinement restitué, où la mélodie est aussi harmonie…

© Gregory Massat

“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg) / © Gregory Massat

 
De g. à dr. : Hanna Hipp, Michael Spyres, Marianne Crebassa, Philippe Sly / © Gregory Massat

“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg). De g. à dr. : Hanna Hipp, Michael Spyres, Marianne Crebassa, Philippe Sly / © Gregory Massat

Rien n’a prédisposé l’énorme monstre qu’on appelle aujourd’hui Les Troyens à être joué en son entier en une fois, ni même à la suite. Berlioz, assez désespéré de voir qu’on ne les jouait en fait pas du tout, allait se résigner à voir sa Cassandre, sa vierge bien-aimée, dépecée par les éditeurs : et que les curieux en prennent un petit morceau, pour goûter, comme les ménagères, disait-il avec amertume, achètent un peu de mou pour leur chat. Arriver en début de dernier acte (rassurez-vous, on n’en est pas à ses premiers Troyens), c’est aborder en plein Berlioz. Il n’y a pas plus noble plainte dans tout Berlioz, ni peut-être dans toute la musique française, que cette évocation par une voix de ténor (personnage absolument secondaire, qui ne s’exprime, n’apparaît que là) de la patrie quittée ; quittée et sans doute perdue ; plainte qui est la noblesse même, une noblesse mâle, sans affèterie, ni complaisance lyrique féminine (comme serait chez Berlioz même la plainte d’une Jeune captive). Avec évidemment le revêtement instrumental bruissant que Berlioz réserve à tout ce qui est aussi évocation d’une nature aimée et qui ne sera jamais, elle, comme la patrie, complètement perdue. On entrait dans Berlioz, dans ce monument absolu de la musique française que sont Les Troyens, par sa porte la plus discrète ; la plus jalousement chérie. Mais c’est à cette façon qu’a Berlioz de donner pleine voix à un lyrisme pleinement français qu’on jugera tout ce qui s’entend par ailleurs.

De g. à dr. : Hanna Hipp, Michael Spyres, Marianne Crebassa, Philippe Sly / © Gregory Massat

“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg). De g. à dr. : Hanna Hipp, Michael Spyres, Marianne Crebassa, Philippe Sly / © Gregory Massat

La diction princière (sans affectation pourtant) de Stanislas de Barbeyrac, sa façon toute simple mais essentielle d’habiter ce qui en vérité est le génie de la langue en tant qu’elle s’exprime par le chant, c’était une aune à laquelle le reste de la distribution aurait ensuite à se mesurer. Admirons à cet égard sans réserve l’Enée de Michael Spyres. On n’est pas plus international ; plus cosmopolite, d’éducation, de langue, et admirable en toutes. Ses affinités pour un style français pas forcément à la mode, il les a assez démontrées dans une Muette de Portici à l’Opéra-Comique, restée légendaire. Diction non moins princière (on finira d’ailleurs par se dire que Berlioz, qui écrit si inconfortablement pour les voix en tant qu’elles sont des voix, fait très généralement qu’on puisse et doive bien entendre ce qu’elles ont à dire). Le seul reproche qu’on puisse adresser à un si merveilleux Enée est qu’il fasse sonner tout trop facile, sans ce sens de la difficulté affrontée et terrassée qui fait les forts ténors tellement plus m’as-tu-vu. Quintuple bravo donc pour tant de discrétion, jointe à tant de performance !

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“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg) / © Gregory Massat

Joyce DiDonato est un cas à part. Sublime chanteuse en Rossini, vocalisatrice foudroyante en Haendel. Mais là, à peine si on a souci de faire entendre les mots, encore moins les mettre en valeur. Ce n’est pas mince mérite que la diction soit si claire et nette, dans un français plus appliqué que son Enée, mais parfaitement admirable. Seul inconvénient, auquel la plupart ne seront même pas sensibles : en rien chez elle ne s’entend le génie de la langue, la langue chante. Si elle trouve d’admirables couleurs, c’est en musicienne, en réponse à une clarinette ; pas à l’appel d’un mot, qui porte évocation. On le répète, la plupart ne seront sensibles qu’à la performance vocale, qui est de grand prix (une fois accepté le caractère légèrement flûté de la voix elle-même quand elle chante soutenu et legato). Le lundi elle avait corrigé des fautes de ton, tel emploi écrasé de tel grave ; et davantage lié les moments de son Adieu à Carthage, un peu émiettés le samedi soir. Comment ne pas battre des mains ? Pourtant, quand on prend Les Troyens dans l’ordre, et qu’on entend La Prise de Troie au début, comme il convient, quel effet autrement profond fait Marie Nicole Lemieux ! La concentration du timbre ne nous trompera pas. Elle pourrait se contenter de vocaliser son rôle. Mais elle le chante. Le moindre mot vit de son propre sentiment poétique, comme Berlioz en rêvait. Qu’à cela elle ajoute ce que Rimbaud appelle un « monceau d’entrailles », et que plus réalistement on pourrait appeler de telles tripes, dans un engagement, une défonce héroïque de soi-même, et le choix se fait aussitôt. La protagoniste femme des Troyens, c’est elle.

Cyrille Dubois, Nicolas Courjal, Hanna Hipp, Joyce DiDonato / © Gregory Massat

“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg). De g. à dr. : Cyrille Dubois, Nicolas Courjal, Hanna Hipp, Joyce DiDonato / © Gregory Massat

 
Joyce DiDonato / © Pascal Bastien

“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg). Joyce DiDonato / © Pascal Bastien

Admirable Stéphane Degout en Chorèbe, rôle sacrifié. Silhouettes admirables de Marianne Crebassa pour Ascagne (un luxe), Philippe Sly pour Panthée (autre luxe). Seule notable déception, l’Anna bizarrement timbrée de Hanna Hipp, en très mauvaise complémentarité vocale avec DiDonato. Mais on mettra tout à fait à part Cyrille Dubois qui peut montrer dans l’air très orné et même très sophistiqué d’Iopas des splendeurs de timbre et de nuances musicales que la scène lui permet rarement de montrer à plein. Juste réparation à un bel artiste, d’étoffe rare. John Nelson connaît son Berlioz, rien ne manque aux moments orchestraux qu’il fait splendides : et le soutien apporté aux chanteurs explique, pour nombre d’entre eux, la qualité de leur performance. Il savait diriger pour un enregistrement : ce qui implique presque qu’il y ait des vannes d’éloquence et de chaleur qu’on ne laisse pas s’ouvrir trop grandes. Aussi le Septuor ouvrait à des horizons infinis de poésie musicale et sonore : mais le duo s’y enchaînant, dans d’autres circonstances, se serait laissé aller à une charge émotionnelle et, pourquoi pas, érotique, d’un autre poids, avec d’autres accélérations.

© Pascal Bastien

“Les Troyens” de Berlioz (Strasbourg). De g. à dr. : Nicolas Courjal, Cyrille Dubois, Joyce DiDonato, Hanna Hipp, Michael Spyres / © Pascal Bastien

Orchestre de bout en bout admirable, par l’étoffe des cordes et la merveille des timbres individuels du côté des bois et vents, si souvent à découvert. Et les harpes. Ah le monument français de toute musique ! Il n’est pas indifférent que les chœurs de Karlsruhe de l’autre côté du Rhin, qui a été la première à avoir le cran de monter Les Troyens sous la direction de Felix Mottl (le même qui mourra plus tard au pupitre de Tristan : quel raccourci d’une vie de musicien), aient été associés à ceux de l’Orchestre et de l’Opéra pour cet essai héroïque, qui fut coup de maître !

Strasbourg, les 15 et 17 avril 2017

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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