Dans notre temps d’opéra où on couple n’importe quoi avec n’importe quoi, l’Opéra du Rhin a bien fait de reprendre tout simplement le couplage familier de ces deux chefs-d’œuvre en un acte, tous deux exemplaires de ce qu’on appelle vérisme, mais de façon bien différente : celui-là largement plus littéraire, musicalement raffiné à un degré plus que classique ; celui-ci agilissime en scène, brusque de mouvement, bref de mélodie et fourmillant d’idées théâtralement neuves qui font encore leur effet de surprise. Mis aux mains d’un metteur en scène à peine connu, Kristian Frédric, qui les prend au sérieux et s’attache à leur donner leur meilleure chance de plausibilité et de théâtre, Cav et Pag (comme il est devenu affectueusement familier de les appeler) ont fait un juste tabac.

“Cavalleria Rusticana” (2017) : Santuzzia (Géraldine Chauvet) – Mamma Lucia (Stefania Toczyska) / © Alain Kaiser (Opéra du Rhin, Strasbourg)
Il faut dire que Kristian Frédric ne s’est pas privé d’exploiter à fond les possibilités de la scène tournante ; son dispositif à étages et casiers très astucieusement construit et compris (il servira aussi pour Pag, une allure davantage HLM venant succéder au bidonville côtoyant le monumental de Cav) ne reste pas longtemps en place, apportant une très heureuse succession d’angles et de nouveaux rapports dramatiques. Cela ne va pas sans les vulgarités délibérées que n’interdisent pas ces drames qui sont en effet ceux d’une société en état de misère : mais ce n’est pas la peine d’en rajouter avec femmes nues et séances de copulation. Il faut dire que le rajout le plus malheureux dû à Frédric est ce grotesque prologue vidéo imposé à Pagliacci, pour montrer qu’on est désormais dans l’Italie des Brigades Rouges (Cavalleria est situé, non moins arbitrairement, vers 1951, en Italie aussi et pas Sicile ; la robe à côté hautement fendu qu’arbore Lola pour le matin de Pâques paraît pourtant bien peu de cette époque-là, et de ce milieu-là. Passons)

“Cavalleria Rusticana” (2017) : Lola (Lamia Beuque) – Turiddu (Stefano La Colla) / © Alain Kaiser (Opéra du Rhin, Strasbourg)
À côté de cela mille détails vivants, sympathiques et qui n’encombrent pas montrent le plaisir que Frédéric prend à nous raconter ces histoires, en leur donnant leur meilleure chance scénique possible. Les personnages sont profilés, jamais surchargés, en situation, ils bougent et se battent quand il faut (entre Turiddu et Santuzza on attendrait presque un rien d’empoignade en plus). La figuration, enfants, badauds, acrobates et l’inévitable clergé sont vraisemblables et vivants, aussi peu caricaturés que possible : avec le clergé, comme on sait, on est aujourd’hui toujours près de la limite : ici la procession devant la cathédrale et le prélat mitré n’en font pas trop. Une vraie virtuosité dans tout cela, non sans une pointe d’ostentation : « voyez ce que je sais faire ». Mais quand c’est si bien fait, et restant dans le respect de l’œuvre, on ne peut qu’y applaudir !

“Cavalleria Rusticana” (2017) : de g. à dr. Mamma Lucia (Stefania Toczyska), Santuzza (Géraldine Chauvet), Turiddu à genoux (Stefano La Colla) / © Alain Kaiser (Opéra du Rhin, Strasbourg)
Il est vrai que le cast est pratiquement irréprochable, vocalement autant que scéniquement. Sans doute y a-t-il dans la voix de Stefano La Colla, qui assure sans faiblir (bien au contraire !) à la fois Turiddu puis Canio, un métal qui çà et là contrôle imparfaitement sa vibration, et sature. Mais il ne craque pas. Et le métal est de qualité, avec des capacités d’adoucissement qui sont une aubaine pour certains moments de ses rôles. Même saturation métallique chez Elia Fabbian qui cumule Alfio et Tonio, avec sans doute moins de gras et d’étoffe qu’on n’en attend habituellement (surtout chez Tonio), mais d’enviables effets dans l’aigu et des phrases non sans galbe. Il faut dire qu’ils le cèdent tous deux en prestance, élégance vocale et allure au Silvio de Vito Priante, qu’on n’hésite pas à dire exceptionnel : les couleurs et les moments de fondu de son duo avec Nedda ont été, musicalement, le sommet d’une soirée pourtant riche. Saluons aussi le Beppe d’Enrico Casari, mais les femmes seront sans conteste les gagnantes vocales de la soirée. Stefania Toczyska montre toujours dans Mamma Lucia les mêmes solidité et profondeur de timbre, et quel personnage, simple et saisissant à la fois ! Ravissante Lola de Lamia Beuque, dans son accoutrement bizarre. Mais parfaite Géraldine Chauvet, une ancienne des Voix du Rhin en plus, qui a tout pour Santuzza ; la silhouette, le timbre fauve, la hardiesse un peu sauvage de la voix, des aigus étincelants et une parfaite composition de personnage.
Nedda dans Pagliacci est moins exposée certes, mais périlleuse aussi, avec les allègements de sa Ballatella et les accents forcément dramatiques de sa dispute avec Canio. On y connaissait (de Paris naguère avec Galouzine) Brigitta Kele, aujourd’hui plus accomplie encore, la voix comme le personnage.
Voilà un bien beau cast. C’est une chance que pour une fois le metteur en scène ne se soit pas ingénié à nous le gâcher, mais au contraire en ait fait ressortir les meilleures qualités. Et qu’à la tête d’un Philharmonique de Strasbourg riche en timbres, Daniele Callegari ait si bien joué le jeu, réussissant largement mieux d’ailleurs Pagliacci, si plein de sauts et contrastes, que Cavalleria où il est permis de voir une tapisserie instrumentale sonorement magique, qui ne demande pas que dramatiquement on la secoue ou agite à tout instant.

“Pagliacci” (2017) : Canio avec un couteau (Stefano La Colla), Beppe (Enrico Casari), Nedda (Brigitta Kele) / © Alain Kaiser (Opéra du Rhin, Strasbourg)
Le lendemain soir Anna Caterina Antonacci avec Donald Sulzen offrait un programme entièrement français, en seconde partie duquel La Voix humaine de Poulenc éclatait avec la vérité dramatique et le bien-dire suggestif qu’on imagine.
Mais en première des Bilitis palpables, charnels, tout sauf éthérés, et une absolument splendide lecture de La fraîcheur et le feu, qui pourrait bien être sur des poèmes d’Eluard le chef-d’œuvre mélodique absolu de Poulenc, nous mettaient, musicalement, du côté de l’actuellement inapprochable.
Opéra du Rhin, Strasbourg, 8 et 9 juin 2017
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