Canicule de toute façon dehors : mais il fait frais à Garnier. Le sous-titre de l’ouvrage et la morale de l’histoire étant expressément « le triomphe de la bonté », on ne vous dira rien de Cenerentola. On a déjà oublié la mise en scène de Guillaume Gallienne, il n’est pas exclu que lui-même l’ait oubliée en cours de route. Conseil tout de même à un acteur sans doute surdoué, mais qui ici débute : mettre tous ces messieurs en noir, les filles en blanc, les transporter aujourd’hui, faire que rien ne ressemble à rien, cette banalisation à outrance si fort à la mode chez nos jeunes lions du théâtre fait fiasco au théâtre lyrique. Rien ne fera que la Cenerentola de Rossini soit réalistement d’aujourd’hui, ni même d’ici-bas. On ne demande pas la féerie, mais au metteur en scène de se débrouiller avec ce qui, très sûrement, reste et restera fiction. On a aussi oublié Mr Dantone, qui s’arrange pour faire plus d’une fois strident et agressif un orchestre en lui-même sublime. Quant au cast, on a le regret de dire qu’en l’entendant on n’arrivait pas à l’écouter : retenant quand même les excellents timbres de Teresa Iervelino, qui n’a ni l’aura (encore) ni l’abattage d’une Cenerentola et de la petite Chiara Skerath (Clorinda), qui s’épanouit et progresse. Le savoir et la longue voix simili sombre de Roberto Tagliavini n’empêcheront jamais qu’Alidoro soit une panne ; ce qu’il a de flatteur dans le métal du timbre et le suraigu n’ôte rien à la banalité de Juan José de León (Ramiro), et MM. Alessio Arduini et Maurizio Muraro dans les rôles absolument en or de Dandini et Magnifico, devraient être mis à l’amende pour mauvaises manières scéniques et débraillé stylistique et vocal. On ne sait pas quelle idée tout ce beau monde se fait du drôle (à supposer que Cenerentola soit drôle) : mais la plus reculée province ne permettrait pas à Magnifico de faire rire en perdant sa culotte. On ne vous montrera pas d’images de ce spectacle où tout est fait délibérément tristounet, commun, quelconque. On est presque étonné de voir crédité au générique un Mr Bériot, « créateur de costumes ». On pouvait les croire ramassés au décrochez-moi ça. Les représentations vont jusqu’à mi-juillet, la télévision s’active, on aura tout ça peut être bien mondialement sur grand écran l’an prochain. Peste ! Mais rassurons-nous, Rossini survivra.
Le simple caprice du calendrier a fait que la même salle Garnier redevenait le lendemain le lieu lyrique le plus béni, le plus magique au monde. Premier récital à Paris (ils sont rares de toute façon) d’Anja Harteros, qu’on sait être suprême aujourd’hui dans Verdi et les quelques Wagner qui lui vont, mais qu’on n’attend pas forcément dans Schubert et Schumann, d’autant qu’au disque aussi elle se fait excessivement rare. Le fait qu’elle ne se produise qu’avec Wolfram Rieger au piano est pourtant d’avance garantie de top performance, de niveau mondial. On nous a donné davantage encore : un programme exquis de proportion et d’acheminement, permettant à une voix unique d’habiter et d’exprimer à plein, progressivement, le mieux de ses incroyables qualités : une leçon de maintien, par le port, l’attitude, le geste, le sourire, une allure en scène et dans l’exercice du chant sans ni minauderie ni afféterie jamais, d’un naturel et d’une autorité, d’une supériorité, absolus. Et ajoutons : dans la ligne comme dans les mots, dans la discipline de l’intonation (là elle ne craindrait pas même Schwarzkopf tant c’est décidé, net, affûté au rasoir), dans l’obéissance parfaite de l’instrument vocal aux suggestions d’une intelligence sobre, tout simplement, la plus totale leçon de chant qu’on ait entendue en récital depuis… eh bien, depuis la Schwarzkopf des années 50, précisément.
Un détail distinguerait de toute façon son art : Harteros raconte une histoire, et nous la fait vivre. Aussi peut-elle mettre à son programme des lieder que souvent on méprise, les prenant pour des bluettes qu’ils ne sont pas : Fischerweise (l’incipit), Forelle et même An die Laute. Elle les détaille, les démontre, les communique. Des situations sont là, des personnages, des enjeux : et du plus discret (mais efficace, expressif, pesé avec tact) geste ou mouvement, elle nous met, nous, au centre. Avantage : les quelques minutes qu’il faut à toute voix, et à plus forte raison à une grande voix d’opéra, pour trouver sa consistance, sa tenue, sa pose la meilleure, eh bien Fischerweise et Forelle y pourvoient. Dès le suivant, le sublime et méconnu Schwanengesang, voilà, le paysage peut devenir un état d’âme ; l’inflexion, l’imperceptible accentuation dynamique se font entendre à plein. Harteros pourra demander à ses fins de phrase, à de simples fins de mot (comme dans les lieder vénitiens de Schumann) des suspens où le souffle, qui vraiment s’expire, reste timbré dans le plus stupéfiant pianissimo. Même dans ses meilleurs rôles et moments d’opéra, Harteros ne peut obtenir cette merveille absolue ; la totalité du timbre, transportant, dans le minimum du son ! L’intelligibilité des mots, leur portée étant de toute façon maintenues !
L’exquis traitement de simples syllabes des Gondollieder de Schumann ne préparait pas à la solennité lente, poignante, d’un Heine parmi les plus beaux, Ich wandelte unter den Bäumen : histoire encore ; ni à l’immense déploiement de Stille Tränen où Schumann, d’un coup (et le piano y participe à sa façon) semble faire exploser le cadre du lied dans une sorte de tête-à-tête stellaire entre la solitude et la nuit. Le rarissime Hidalgo nous ramenait en Espagne et c’est tout juste si, pour cette fin de première partie, Harteros ne semblait pas y rajouter, avec l’œillade, un brin de castagnettes. Prodigieux Sieben frühe Lieder de Berg ensuite, triomphe de l’intonation, de l’expression aussi (dans sa simplicité et nudité d’ailleurs), et, dans un incroyable Nachtigall, de l’évocation. Strauss pour finir — une évidence pour une telle voix. Mais au Cäcilie triomphant qui conclura, on préférait ce qui touche au presque inexprimable : Allerseelen avec ses couleurs de Toussaint, d’une inimitable mélancolie, mais non sans lumière ; et Waldseligkeit, qui part de profond et s’élève, et plane dans un déploiement extatique calme, surnaturel. Ovation sur ovations ensuite, d’une salle ayant assez exemplairement su garder silence et discrétion. Pas une fleur d’ailleurs. En bis l’attendu Zueignung, puis la merveille à mi-voix de Du bist wie eine Blume, enfin Seligkeit, chanté et joué pour dire adieu, comme même Schwarzkopf n’osait pas. On emportait l’éblouissement avec soi, longuement, dans la soirée d’été encore brûlante. Inoubliable.
Palais Garnier, 17 et 18 juin 2017
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