L’œil de l’oreille ne s’est pas mis en vacances, amis lecteurs. Mais cinq semaines d’hôpital, des dialyses contraignantes désormais, cela ne permet pas beaucoup de théâtre. Mais d’un mal il faut toujours savoir tirer un bien. À Paris, bien sur ses jambes, à combien de théâtre et de musique live n’a-t-on pas accès ? Mais ailleurs ? Et à Paris même, combien d’immobiles ou empêchés (parmi lesquels je me range désormais) qui en fait d’accès n’ont que le CD, le DVD, les retransmissions à la TV ! Au lendemain d’une soirée d’exception avec Lucas Debargue, on a donc fait retraite. Cela fait presque deux mois. Mais on a vu des choses retransmises, et quelle moisson le disque nous offre cet automne ! On va essayer d’un peu rattraper tout cela. Et déjà la tristesse d’avoir dû manquer les deux premiers moments de l’exemplaire parcours Bach (les Cantates ! le plus beau, mais le moins souvent abordé), que Raphaël Pichon mène à la Cité de la Musique, est moindre : Medici TV y faisait participer aussitôt. Le feu enthousiasmant de l’inaugurale, O exiges Feuer, cela rayonne, réconforte, illumine encore davantage dans la chambre de la solitude ou de la détresse que dans la contagion souvent factice du concert, voisin contre voisin. Mais bien sûrement si on peut courir en direct aux suivants, on le fera !

“Don Carlos” de Verdi à l’Opéra-Bastille (2017) : Elīna Garanča & Ludovic Tézier / © Agathe Poupeney
Paris, le public d’opéra, les fans de Jonas Kaufmann, ceux qui n’aiment pas Warlikowski, cela faisait beaucoup de monde pour attendre à Bastille Don Carlos complet, dans la version originale française écrite pour Garnier, et avec le faste visuel et la figuration somptueuse exigés par Paris, qui certes ne sollicitaient pas Verdi dans le meilleur de son génie. Une version finale, autrement resserrée, et en italien, éclipsera justement le monstre dramaturgique qu’est un peu cette v.o de Verdi en français. Encore disposait-il de formidables chanteurs français là où Philippe Jordan au pupitre n’a guère eu que Ludovic Tézier, transcendant en Rodrigue, marquis de Posa, le français des autres qui traitent celui déjà prosodiquement gauche de Verdi ne s’élevant jamais au-dessus du passable.

“Don Carlos” de Verdi à l’Opéra-Bastille (2017) : Jonas Kaufmann & Elīna Garanča / © Agathe Poupeney
On l’a vu de son lit, c’était retransmis. Proportions (du spectacle), projection (du son), rapport entre la voix et l’orchestre, certes la retransmission ne respecte pas les paramètres d’origine. Mais les interprètes se sont faits à l’œil de la camera, et les réalisateurs ont appris à faire leur propre mise en scène, et le monde entier est mis à même de voir, pratiquement gratis, à peu de chose près le spectacle que les favorisés se sont arraché à prix d’or.

“Don Carlos” de Verdi à l’Opéra-Bastille (2017) : Sonya Yoncheva & Jonas Kaufmann / © Agathe Poupeney
Les personnages de Don Carlos viennent de Schiller récrivant l’Histoire : mais la majesté religieuse glaçante de l’Escurial, le poids de l’ombre de Charles Quint, l’étiquette toute puissante, la cruelle fatalité d’être roi et de n’avoir pas droit à un sentiment propre, tout cela est consubstantiel à la mise en musique de Verdi et appelle des personnages qui portent cela, et un environnement visuel qui y ressemble. On veut nous faire croire désormais que ce n’est là qu’un détail ; qu’on peut et même et qu’on doit se mettre au-dessus et abstraire, oublier la lettre et l’image, transposer, en sorte que cela perde sa différence, se rapproche du spectateur d’aujourd’hui, et devienne universel. Personne qu’on sache n’a en clair soutenu cette thèse, simplement insoutenable : mais l’habitude, l’arrogance des metteurs en scène/professeurs, la passivité d’un public qui d’un spectacle voit d’abord les surtitres, tout cela a institué une nouvelle loi, et un théâtre se croirait déshonoré s’il présentait un spectacle ressemblant. Sujet, hélas, inépuisable.
Pour ma part, je ne débarquais pas dans un Don Carlos en français. Mais ici la vanité d’en mettre le plus possible assassine la tension dramatique, toute palpabilité, et étire, diffère, promet sans tenir : le contraire même des vertus dramatiques qu’on sait être à Verdi. Ce qui ressemble le plus à l’universel étant le quelconque, pourquoi nous dire si ce qu’on nous fait voir vient de l’Inquisition, du procès de Nuremberg ou du sous-marin de Nemo. Des chanteurs formidables acteurs (talent que certes Krzysztof Warlikowski sait cultiver en eux) actualisent en chantant une présence, voire une palpabilité, derrière laquelle jamais ne s’impose un sens. L’ahurissante facilité vocale d’Elīna Garanča, un Kaufmann d’encore belle allure mais en un sens durci, en un autre amolli, la Yoncheva comme si souvent hésitant entre deux emplois, et brave (sans plus) en Elisabeth de Valois, de bonnes voix slaves qui sonnent interchangeables dans des emplois où la singularité personnelle est essentielle… Par sa grandeur voulue de cadre, sa longueur, ses étirements, Don Carlos est peut-être le Verdi qui se prête le moins à retransmission, et de la salle on a pu éprouver une emprise d’une autre force, il est vrai. Mais n’est-il pas assez merveilleux qu’empêché d’être là, pourtant on ne manque pas un tel événement entièrement ?
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