On n’attend plus les changements de siècle, les centenaires. On compte désormais par dizaines. Il est vrai aussi que ces commémorations n’ont pas pour objet de réveiller la mémoire collective, de rappeler à tout un peuple quelqu’un d’essentiel qu’on risque d’oublier ou de tenir pour acquis, Rimbaud, Clémenceau, Mozart, que sais-je. C’est à des consommateurs, des acheteurs que le signe est adressé cet hiver, s’agissant de trois C bien dissemblables, désignant quelqu’un qui a exercé une colossale influence : Callas, Chéreau, Clouzot.
Pour Henri-Georges Clouzot c’est le centenaire. Mais nous n’avons retenu que le Clouzot réalisateur, celui qui a osé nous montrer à tous, autant que nous sommes, Le Corbeau, chef-d’œuvre de dénonciation amère ; et à qui nous devons Quai des Orfèvres, Les Diaboliques, Le salaire de la peur, purs chefs-d’œuvre de cinéma en noir et blanc, cinéma en action, cinéma en impact d’image. J’y ajouterais volontiers l’irrésistible Miquette et sa mère, qui réunit Bourvil, Jouvet et Saturnin Fabre, régal sans âge, sans dénonciation et sans guère d’action, mais de quel esprit ! Mais Clouzot (comme ailleurs Fitzgerald, Faulkner) a été longtemps scénariste, et c’est à ce Clouzot largement moins connu, le Clouzot d’avant Clouzot, que le DVD dédie aujourd’hui un coffret. Disons-le tout de suite, il nous donne le plaisir de revoir Annabella, Danielle Darrieux et Elvire Popesco dans une Cousine de Varsovie retaillée à ses mesures à partir de la pièce de Verneuil qui l’a fait connaître à Paris. Nostalgie, clins d’œil certes, mais rien où se laisse deviner la patte du génie, le ton et le tranchant qui feront Clouzot cinéaste justement irremplaçable.
L’hommage à Patrice Chéreau est plus circonscrit. Le Palais Garnier reprend De la maison des morts de Janacek ; tardive mise en scène, œuvre sans vrai soliste, remontée avec ceux-là mêmes qui l’ont travaillée avec lui : rare effort de résurrection la plus authentique possible, où la présence de Salonen au pupitre, luxe absolu, ajoute à la solennité. À la Bibliothèque de l’Opéra, exposition Chéreau. Et beau catalogue qui va avec. Page un instant rouverte, mais qui sera aussitôt oubliée… Que nous reste-t-il de Chéreau ? Une influence immense, mais sur des suiveurs ou successeurs dont aucun ne saurait recommencer le miracle de fraîcheur, de nouveauté, d’innocence émerveillée qu’à ses vingt ans il montrait dans le Marivaux de La Dispute où c’était comme si un Rimbaud attendri et pervers redécouvrait l’enfance. Il était en 1976 à Bayreuth comme l’Aymerillot de Victor Hugo devant Narbonne. Pour ce qui était vraiment centenaire, il affrontait (et prenant quels risques !) la solennité du Ring dans son temple même, et il osait le naturel, l’image et même l‘imagerie, la merveille des gestes vrais en scène, l’innocence encore une fois —celle que Wagner portait à son insu peut-être, en tout cas méconnue de tous… Et Chéreau révélait, illuminait cela. Lui-même n’a jamais à l’Opéra retrouvé la grâce qui illuminait ses premiers essais, Les Contes d’Hoffmann, ce Ring. Jamais le Chéreau se voulant cinéaste (et auteur), le Chéreau pour les mises en scène lyriques duquel (Lulu, Tristan, Cosi, Elektra) les spectateurs entraient dans la salle, si l’on peut dire, d’avance à genoux, ne portera plus ces images, cet émerveillement, cette émotion. Fermons les yeux et souvenons-nous, si nous avons eu la chance de voir… Les autres ne peuvent simplement pas avoir idée de ce que c’était…


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