Les encapsulés de l’opéra

"La Bohème" de Puccini à l'Opéra National de Paris en décembre 2017 (© Bernd Uhlig / OnP)

“La Bohème” de Puccini à l’Opéra National de Paris en décembre 2017 / © Bernd Uhlig (OnP)

On a vu de Claus Guth au moins deux mises en scène dont on a gardé le souvenir émerveillé : celui d’une compétence, qui est aussi une richesse inventive d’images. Ses Iphigénie en Tauride et ses Noces de Figaro de Salzbourg nous sont restées également mémorables par l’imagination et le serré dramaturgiques, et la direction d’acteurs ; et dans Don Giovanni, au même Salzbourg, il a été bien le seul à débrouiller un peu les fils que d’autres s’amusent à compliquer. Il a été moins heureux en France, ni une théâtralisation (absurde, oiseuse aussi) du Messie de Haendel à Nancy, ni Rigoletto à Paris n’ont été des succès. On a vu l’un et l’autre, on les a applaudis, sans plus, sans protester pourtant (comme la plupart) contre la boîte en carton dans laquelle il enfermait son Rigoletto. Elle procurait des entrées et sorties, ma foi, théâtralement très suffisantes et on ne serait pas étonné, à la réflexion, que dans sa simplicité économe affichée elle ait coûté plus cher que le très sophistiqué et élaboré décor dans lequel il nous offre aujourd’hui sa Bohème

"La Bohème" de Puccini à l'Opéra National de Paris en décembre 2017 : Artur Rucinski (Marcello) & Atalla Ayan (Rodolfo) / © Bernd Uhlig (OnP)

“La Bohème” de Puccini à l’Opéra National de Paris en décembre 2017 : Artur Rucinski (Marcello) & Atalla Ayan (Rodolfo)
© Bernd Uhlig (OnP)

Il faudrait mettre les metteurs en scène d’opéra au pain sec. Cela n’en ferait pas automatiquement des génies, du moins cela briderait le goût irrépressible qu’ils ont désormais de coûter. Chercher midi à quatorze heures est le plus court chemin d’un point à un autre qu’ils ont trouvé pour coûter, avec le beau prétexte de l’innovation. On se demande au lever du rideau pour qui (nous reprenons les mots de Cyrano) « cette oblongue capsule » montrant face à nous son intérieur. On se demande aussi (et l’enjeu est autrement grave) quand les metteurs en scène ont perdu leur amour-propre, que dis-je, leur honneur professionnel au point de charger des textes projetés de dire ce que l’action telle qu’ils nous la montrent est impuissante à faire voir. C’est une couardise. Elle est, stricto sensu, ignoble : pur abandon par un pro de sa noblesse de pro, de son amour-propre.

"La Bohème" de Puccini à l'Opéra National de Paris en décembre 2017 : Nicole Car (Mimi) & Antonel Boldan (Parpignol) / © Bernd Uhlig (OnP)

“La Bohème” de Puccini à l’Opéra National de Paris en décembre 2017 : Nicole Car (Mimi) & Antonel Boldan (Parpignol)
© Bernd Uhlig (OnP)

Notre capsule ne saurait passer, comme le nez de Cyrano, pour écritoire ou boîte à ciseaux. Elle est spatiale. Pourquoi ? Ni le texte projeté ni ce qu’on voit en scène ne nous le justifiera, l’expliquera, le fera comprendre. Gratuité (privilège d’artiste, qu’il appelle liberté d’expression). Mais très onéreuse gratuité. On n’a rien contre Dame Capsule, qu’une de ses fenêtres nous dévoile un bout de lune (ou de terre ?) ou quelque naufragé de l’espace ne nous importe guère. Le fait est, fait plat, qu’ayant avalé la capsule et ne lui trouvant rien en somme de remarquable ou innovant ou palpitant (on en a vu d’autres, des dispositifs, et depuis belle lurette d’avance renoncé à les interpréter), et n’ayant pas de personnage ou de situation à quoi s’accrocher, puisqu’il n’y a pas de personnages (il y a des combinaisons spatiales) ni non plus de situations (avec affrontements, conflits : des ressorts d’action, de relance) Mr Guth produit cet effet en effet innovant, qu’après cinq minutes de Bohème, la Bohème de Puccini, on s’ennuie. On perd ou on lâche le fil. Le merveilleux orchestre (ce n’est pas Gustave Dudamel qui le fait merveilleux mais il ajoute à sa richesse et ses combinaisons de timbres, à son élan) nous offre en substitution toute une tapisserie proprement féerique, mais il n’y avait pas besoin de capsule pour nous y conduire. L’orchestre, Dieu merci, reste dans la fosse. Au moins une chose qu’on ne s’est pas cru obligé de changer…

"La Bohème" de Puccini à l'Opéra National de Paris en décembre 2017 : Aida Garifulllina (Musette) / © Bernd Uhlig (OnP)

“La Bohème” de Puccini à l’Opéra National de Paris en décembre 2017 : Aida Garifulllina (Musette) / © Bernd Uhlig (OnP)

 
"La Bohème" de Puccini à l'Opéra National de Paris en décembre 2017 : Nicole Car (Mimi) & Attala Ayan (Rodolphe) / © Bernd Uhlig (OnP)

“La Bohème” de Puccini à l’Opéra National de Paris en décembre 2017 : Nicole Car (Mimi) & Attala Ayan (Rodolphe)
© Bernd Uhlig (OnP)

Les chanteurs sont délicieux, jeunes, on les a laissés ressembler de la voix à leurs personnages, dont on ne nous montre plus rien. Ils y perdent forcément de leur capacité d’émotion, où pourtant ils puisent à pleine voix. Résultat, il n’y a eu que peu de bravos pour un Racconto de Rodolphe (Atalla Ayan) de timbre plus que charmant et d’aigu pourtant péremptoire, qui dans une ambiance moins froide aurait fait un tabac. Et à peine davantage pour Nicole Car après le récit de Mimi, soulevé en fin de récit par une vague peut-être excessive montée de la fosse d’orchestre. Superbe cast jeune en vérité, et très étincelante Aida Garifullina (Musette), à la valse de qui un des tonneaux (ou écritoires ? ou boîtes à ciseaux ?! embarqués sur  notre capsule offre une estrade inattendue. Quelle désordonnée utilisation du très vaste étalement de la scène de Bastille par notre metteur en scène ! Quelle paresse ! On la meuble, et parfois de la façon la plus blafarde, avec le chahutage du pauvre Benoît devenu épouvantail ou linceul (on l’a rayé du générique : ses mots dérisoires sont dits par Marcello). On meuble le Café Momus comme on peut, acrobates et jongleurs, et ballons, et Parpignol. Leurs gestes à tous, et aussi ceux des Bohémiens plus individualisés, sont parfaits d’élégance. Et d’insignifiance. Les gamins du chœur, eux aussi, se regroupent bien, bougent bien. Ah mais c’est qu’on se garde bien de faire évoluer tout cela tout ensemble, sur la scène pourtant grande ouverte. Facilité qu’on prend… Quelques-uns jadis se sont échinés à mettre en scène dans sa consistance le II de Bohème, qui pose un vrai problème d’occupation du plateau. Les malheureux ! Pourquoi tant de peine ? Aujourd’hui il suffit d’éluder. Commode, mais couard…

"La Bohème" de Puccini à l'Opéra National de Paris en décembre 2017 : Nicole Car (Mimi) & Attala Ayan (Rodolphe) / © Bernd Uhlig (OnP)

“La Bohème” de Puccini à l’Opéra National de Paris en décembre 2017 : Nicole Car (Mimi) & Attala Ayan (Rodolphe)
© Bernd Uhlig (OnP)

On est désolé d’avoir à écrire tout cela. Mais on est d’abord désolé d’avoir à le subir… Quelle paresse d’esprit ! D’ailleurs, une capsule spatiale en scène, en fait d’effet ça n’en fait plus du tout. Rien ne s’use vite comme l’innovant. Au temps de Meyerbeer, dans ce qu’on montrait en scène, c’est un vrai naufrage, dans L’Africaine. Quelques astronautes bien alignés dedans et un autre, naufragé de l’espace, qui flotte dehors, aujourd’hui, c’est puéril, c’est la ringardise même, et tout sauf innovant : ça traîne partout. Tant de neutralité, de banalité, de lieu commun, ne méritait pas l’assez gigantesque huée qui, le premier soir, a salué ce travail. Un gigantesque bâillement aurait suffi, pour en finir avec une steppe d’indifférence. Qu’on s’ennuie à Bohème, cela, en effet, est innovant.  Cela a supposé quand même (et dépensé gaillardement) les beaux millions d’une grande maison publique d’opéra en ordre de marche traitée en pays conquis, et son public en ilotes. Misère.

Opéra-Bastille, 10 décembre 2017

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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