Faut-il aimer Puccini ?

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L’énoncé pique. À peine s’il cache la moue. C’est comme si répondre oui, automatiquement, déclassait. Puccini a été à la mode, furieusement, il a même fait la mode. Mais, malgré l’appropriation héroïque par Mme Melba du rôle de Mimi dans Bohème, il n’a jamais été de bon ton. Sa vogue du reste, mieux, son règne sur les théâtres a commencé précisément quand cessait celui du ténor Jean De Reszké, jusqu’alors proclamé beau idéal. Lui succédait, le supplantait Caruso, voix d’or, mais commun. L’opéra lui-même se déclassait. On allait jouer vériste, naturaliste. Adieu les preux. Il est vrai que le plaisir suprême dans l’art lyrique, c’était (et ça reste) cette façon de savourer la ligne de chant, le fini, le galbe de la phrase. L’épaisse, la brute beauté du son, désormais pourra suffire ; ou une note même, une seule, phénoménale, qui pourtant nous met plus près du cri que du chant. Aimer Puccini, applaudir à ses phrases intenses et brèves, à tout ce péremptoire du chant, ce serait tourner la page sur deux siècles de grâces ou de grâce tout court, occupés par Mozart et Gluck, et même les plus beaux italiens, Bellini, Verdi même.

Dieu merci, l’Histoire ne va pas à traits si tranchés. Puccini n’a pas du tout enterré Mozart. On se plaira à voir dans quels termes bien à lui il le réinterprète, le ranime. Ce qui disparaît avec Puccini c’est la cantilène pour la cantilène, avec ses grâces obligées, ses redondances, sa complaisance à soi ; la cantilène sans sa raison d’être dramatique, sans le personnage en situation, sans la circonstance qui légitiment ce temps ailleurs, ce temps à part qu’elle s’arroge sur une scène qui est d’abord théâtre. Si Puccini en a fini avec quelque chose, c’est ce avec quoi Verdi lui-même rompait dans ses deux derniers ouvrages ; les tunnels d’opéra, les servitudes liées à de vieilles habitudes de patrons oisifs ; les ensembles concertants qui stoppent l’action, la figuration, les joliesses. S’installe une action musicale qui épouse l’action tout court, l’action dramatique, et le fait en temps réel ; avec des inflexions, des élans, des intensifications de voix, et des alanguissements aussi, mais selon la palpitation même de l’émotion, sa pression, son ambitus vivant. Tout ce qui est vrai dans le vérisme est là, et sous sa forme gagnante. Et on se permet de le dire, il faut bien du génie au troisième acte de Figaro, signé Mozart pourtant, pour tenir devant l’intensité respirée, le poids de présence, la suffisance de Bohème III.

10 12 1910 : Première au Metropolitan Opera de "La Fiancée du Far West" : de g. à dr. à partir de Caruso (Johnson) au centre, Emmy Destinn (Minnie) & Pasquale Amato (Rance) / White Studio © the Metropolitan Opera

10 12 1910 : Première au Metropolitan Opera de “La Fiancée du Far West” : Caruso (Johnson) au centre, Emmy Destinn (Minnie) et en avant Pasquale Amato (Rance) / White Studio © the Metropolitan Opera

Pourquoi ces sourcils levés, alors, ce mépris à peine caché ? La popularité gigantesque, mondiale de la trilogie Bohème, Tosca, Butterfly en est largement responsable. Présentés partout, sûrs de plaire et de remplir, montés et chantés n’importe comment, ces chefs-d’œuvre absolus ont trivialisé Puccini ; l’ont (crime suprême) démusicalisé ; ont livré aux ténors de sous-préfecture le délicieux poète qu’est Rodolfo, réduit à la note (qu’il a fort haute, et claironnée). Ou bien une vedette de passage, une Tosca de Paris, une Butterfly de Naples, venait orner de sa présence une distribution locale, comme si le charisme d’une individualité suffisait, et que les silhouettes qui peuplent l’univers de Puccini ne demandaient pas toutes profil, musique et travail. La Juive et Les Huguenots sont morts, assassinés par les forts ténors de province et leur entourage calamiteux. Ces deux-là morts ils se sont rabattus sur Puccini. Mais Puccini a de quoi résister.

Caruso avec un Gramophone Victrola Bain vers 1913 (DR)

Caruso avec un Gramophone Victrola Bain vers 1913 (DR)

Ce n’est pas un hasard si autour de 1900 trois choses se sont produites en même temps : l’éclosion de Puccini, l’arrivée de Caruso et l’essor du disque. Sous sa forme primitive, avec sa courte durée et son espace sonore encore incapable d’accueillir l’orchestre, celui-ci se prêtait idéalement à la brève envolée vocale, en général jamais conclue comma autrefois aurait fait une aria : et Caruso était là, merveilleux parrain qui, grâce à Puccini, que ces braves gens n’auraient jamais pu se payer à l’opéra, venait se faire entendre dans le salon des gens du commun, ou leur cuisine. Popularité, démocratisation. Les sourcils peuvent se froncer. Cette industrie sera vite multimillionnaire et de toute façon, culturellement, fondatrice. Puccini, Caruso auront été les champions de l’opéra pour tous.

Une recette derrière ce triomphe ? Aucune. Mais un livret avec des personnages et un ton ; l’orchestration la moins ostensible (pour l’époque, qui ne craignait pas les excès), mais discrètement somptueuse ; et le don mélodique évidemment, et réduit à sa quintessence : ce segment de mélodie, ce tune, ce tube virtuel, que le spectateur prendra en plein cœur, et qui, au sortir du théâtre, déjà lui trotte dans la tête. Brèves et définitives, parfaites et achevées merveilles, le 78 tours les répandit, elles, sans aucune perte de qualité. Quand Caruso chante dans votre cuisine, Lucullus dîne chez Lucullus. La recette, on le voit, est simple. Mais ni un livret ni un art de mettre en valeur l’inflexion émue ni, plus encore, une orchestration de ce raffinement ne se ramasse dans la rue.

Caruso en 1911 dans « La Fille du Far West »

Caruso en 1911 dans « La Fille du Far West » (DR)

Dans le premier opéra important de Puccini, Manon Lescaut, le ténor a de quoi graver quatre ou cinq de tels moments vocaux gagnants, stupéfiants. Puccini est resté aussi prodigue en tunes, mais a eu le sang froid de vouloir qu’un seul climax vocal lui suffise en un acte, lui qui était capable d’en produire trois. Ainsi la tension dramatique et scénique, l’émotion se tiennent à leur comble. Bohème n’en comptera plus qu’un, mais combien de fabuleux moments à la rigueur isolables d’un ensemble pour tenir sur une face de 78 tours, mais qui essentiellement appartiennent à l’ensemble ! Butterfly n’en aura qu’un, et bref, mineur. Il est vrai que dans Tosca, assez sûr du dramatisme serré imposé par les deux autres protagonistes, Tosca et Scarpia, Puccini a laissé le ténor soupirer jusqu’à l’ineffable, deux fois, mais en situation toujours : sur son tréteau de peintre et parlant peinture, et sur la terrasse de la forteresse quand se lève son dernier matin.

Costume dessiné par Umberto Brunelleschi pour la production de Calaf (1926) de "Turandot" au Teatro Costanzi de Rome

Costume dessiné par Umberto Brunelleschi pour Calaf (“Turandot”, 1926, au Teatro Costanzi de Rome)

La romance pour ténor à la fin de la Fanciulla se fait attendre, et ne dure pas la minute : écrite pourtant pour Caruso, qui l’a créée (mais, revanche peut-être, ne l’a pas mise sur disque). Même Tabarro et Gianni Schicchi dans le Triptyque auront leur bref moment ténorisant, hardi, brûlant. Il reviendra à Calaf, dans son Turandot inachevé, de révéler quels trésors jaloux et incomparables Puccini tenait en réserve pour les ténors : mais quand il a rêvé son Calaf, Caruso était mort. Deux souverainetés lyriques, et qui ont fait époque, disparaissaient en même temps.

Mais dans ce même Triptyque, venu après des années de silence tourmenté, Puccini n’a fait chanter que des femmes. Ce sont elles, et pas les ténors, son avenir, la raison de sa survie. De petites femmes, a-t-on dit, énoncé délibérément hypocoristique, qui cache à peine un rien de mépris. Quoi ? Pas de reines, ni de prêtresses, ni de déesses ? Mais de petites femmes, et du commun ; cousettes, geishas, chanteuses, et même une fois cheftaines dans un coin perdu des Rocheuses. Depuis Carmen le public doit s’y faire, le ténor n’est que brigadier, « et c’est assez pour une bohémienne ». Du jamais vu à l’Opéra Comique, mais qui s’imposera, et imposera la nouvelle donne. Une reine, une prêtresse, chantent forcément guindé et corseté, parées qu’elles sont de leurs accessoires ; même les plus souverainement belles, Elisabeth de Valois, même Norma (et quinze fois plus la Vestale). Libérez la toilette, osez la jupe. Un rien de distance littéraire obligeait les personnages de Bohème à s’habiller un peu théâtre. Dans le Berlin des années 29 ravagé par le chômage et l’inflation, Maria Ivogün n’aura aucune peine à montrer sa Mimi, au III, dans un petit manteau de ratine élimé et un petit chapeau d’ouvrière. L’opéra était congénitalement lié aux faux-semblants. Le siècle neuf, Puccini, l’affranchissent.

Puccini avec la soprano Elsa Szamosi sur la scène après une représentation de "Madame Butterfly" à Budapest en 1906

Puccini avec la soprano Elsa Szamosi sur la scène après une représentation de “Madame Butterfly” à Budapest en 1906

Privées à la fois de couronne et de cothurne, restait aux petites femmes l’arme, après tout, suprême à l’opéra : le chant. Chant de toute façon émotionnel, né de l’émotion et de la situation, et disant, montrant à la fois l’émotion, et la situation ; leçon, dans sa brièveté jamais délayée, d’économie dramatique autant que de don mélodique. Au-dessus des célébrissimes soli de Tosca et Butterfly, et du racconto de Mimi, on mettra hors pair le soupir d’adieu de Mimi dans Bohème III, Donde lieta usci, d’un galbe, d’une sensibilité, d’un discrétion dans l’effusion qui réalise, tout simplement, la quadrature du cercle. L’émotion n’y fait qu’un avec la situation, vérité du cœur qui d’un vérisme d’abord littéraire fait une école de vérité par le chant. Simplicité et économie sublimes, sous lesquelles n’est pas sans se percevoir une autre vérité d’opéra, née de Mozart. C’est la même tenue, la même chasteté de ligne, la même suffisance que Mozart donne au chant de sa Susanna, de sa Zerlina. Etrange retour. Remisés les attributs mythiques, rangé le cothurne, affleure avec Puccini une vertu nativement mozartienne de la voix, qui est simplement sincérité, immédiateté, plus sensible vérité. C’est Liù dans le conte cruel de Turandot qui laissera ainsi le plus chastement, et comme en sacrifice, l’âme dans le chant ne faire qu’un avec la vérité de sa propre effusion. Ecoutez l’étonnant arioso ou récitatif instrumenté (et comment, orchestré !) par lequel La petite esclave (plus petite, assurément, de toutes ces femmes que Puccini a voulues petites) annonce sa déclaration, son défi à la Princesse d’acier, Tanto amore segreto. Cela s’effuse vers le ciel, s’épanouit en transparence dans la voix de tête, et flotte, et touche comme rien au monde de vocal  ne touche. Et ce pourrait être Mozart qui réinvente la plainte. Bien sûr il faut aimer Puccini. Mais d’abord il faut savoir quoi, et par qui, entendre.

Partition originale de « La Bohème », de la main de Puccini (Archives historiques Ricordi, Milan)

Partition originale de « La Bohème », de la main de Puccini (Archives historiques Ricordi, Milan)

D’autant plus, s’agissant d’un tel trésor, faut-il chasser les sophistes et les pervers, metteurs en scène notamment, qui sortent Puccini de son cadre, des situations auxquelles le chant si naturellement répond, tout farauds de nous le montrer nié, travesti, avili, son petit monde de bohémiens promené dans la plus idiote des capsules spatiales.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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