La Semaine Sainte s’y prêtait, certes. Deux calendriers se rejoignent alors, celui de la piété et de la pratique religieuses, et celui des concerts. Et voilà Bach partout, et de préférence les Passions. Soyons justes, au moins Versailles n’avait pas attendu Pâques : une Saint Jean dès le 20 mars, le 24 les Leçons de Ténèbres de Couperin, joyau suprême de la spiritualité française en musique, la Saint Marc ensuite (par Savall) puis la Saint Matthieu doublée le 31 mars et le 1er avril, matinée de Pâques ; et à la Philharmonie tout un temps pascal voué à Bach et arrosant forcément large, pour tout public, du folklore au piano le plus sévère, culminant dans l’exécution très attendue de la Saint Jean par Pygmalion. Quelle abondance de biens ! Un peu trop peut-être. On ne constate pas par ailleurs que la ferveur, la concentration d’écoute, aient progressé côté public, se soient multipliées à ce point. Sous l’impressionnante vague doivent se cacher pas mal de malentendus, et un nombre plus considérable encore de mal entendants, qui vont à Bach comme ils feraient leurs Pâques. Un peu de salut éternel au prix de deux heures d’écoute immobile. Un p’tit coin de paradis, aurait chanté Brassens. Et de retourner chacun à son occupation, à son bruit propre.
J’ai sûrement tort mais il me semble qu’idéalement, nul ne devrait entendre Bach une seule fois, une auguste Passion aussi bien qu’une modeste Invention, sans en être lui même retourné ; comme accédant à une patrie ignorée, attendue ; et ne plus pouvoir accepter comme musique que ce qui l’oblige à même effacement de soi, même qualité et profondeur d’écoute. Avec Bach on apprend à écouter, et le moindre auditeur non instruit (c’est son droit de l’être) est devant lui comme le petit esclave du Ménon devant Socrate. « Ecoute, et tu sauras. » Hélas, le monde le veut ainsi. On peut écouter Bach en passant, Bach entre autres, et continuer à être qui on était avant. De la Semaine Sainte pourquoi continue-t-on à suivre les offices, sinon pour se faire transformer ? Bach aussi ; il y a quelque chose de vaguement sacrilège à l’approcher quand ce n’est pas pour qu’il transforme.
On peut compter comme des fervents et des résolus ceux qui cinq fois déjà ont couru pèleriner jusqu’à la Cité de la Musique pour accompagner le parcours en Bach, ses Cantates, qu’offrent Raphaël Pichon et Pygmalion. La sixième étape était dans la plus vaste Philharmonie : la Saint Jean, dans la solennité du Samedi Saint. On espérait faire le plein, et on l’a fait. Le plus fervent et résolu est Pichon lui-même, qui prodigue un enthousiasme et une énergie sans défaillance à l’entreprise qu’il mène absolument à bout de bras. Cette Saint Jean, en ce lieu aux dimensions de cathédrale (en profitera-t-on pour canoniser Boulez, dont la grande salle porte le nom ? Le béatifier au moins ?), c’était pour lui, mais pour Bach aussi, en République boulézienne et laïque, une consécration. Il a suffi d’entendre le fabuleux rapport entre les voix du chœur et les timbres de l’orchestre dans le fulgurant Herr, unser Herrscher (Christ, notre Maître) initial de la Passion. Cette intensité dans la demande et l’affirmation, la majesté douloureuse du propos, ce ton rarissime d’amertume acerbe — on allait entendre une grande Passion de Bach menée de main de maître et exécutée à son mieux.
Impression d’emblée confirmée par l’Evangéliste qu’on entend aussitôt commencer son récit, Julian Prégardien, qui a encore pris en autorité, liberté et étoffe vocale depuis la Saint Matthieu de Versailles l’an dernier où il était déjà prodigieux. Le plus beau de la soirée était déjà acquis, et suffit à la rendre mémorable. Mais il faut bien, la vie étant ce qu’elle est et la perfection d’un monde autre que le nôtre, que quelques bémols s’y mettent. À l’un on ne peut rien. Une merveille comme Prégardien va faire paraître moindres en tout cas, fades parfois, les autres solistes. C’est grand mérite à la stupéfiante alto Lucile Richardot d’avoir tenu le coup, à force de singularité et d’aplomb ; le timbre, la ligne, une façon à elle de traiter le son parfois ont produit des instants magiques tant dans la Passion que dans les morceaux qui sont venus s’y adjoindre. Le Christ de Tomáš Král survit aussi ; ton noble, timbre flatteur, style, et projection suffisante. Dans tous leurs airs les autres solistes se sont trouvés noyés, renvoyés à un niveau encore amateur, excellent en tant que tel, mais, par comparaison, petit. Je ne voudrais pas soulever de question d’orthodoxie, mais puisqu’on s’est permis d’utiliser le chanteur qui incarne vocalement le Christ pour chanter aussi l’air final de basse avec chœur, Mein teurer Heiland, Prégardien n’aurait-il pas pu ajouter à son Evangéliste Erwäge et surtout le terrible, central Ach mein Sinn, les remords de Pierre, pour lesquels le très bon Reinoud Van Maechelen remplaçant au pied levé le ténor programmé et chantant avec sa partition, est de toute façon bien léger. Compliments à tous d’ailleurs. Tous les chanteurs ne sont pas des Prégardien, pas plus que tous les animateurs musiciens ne sont des Pichon.
Ayant ainsi établi les importances relatives, c’est à celui-ci qu’il faut bien faire porter l’autre bémol de la soirée. Régulièrement, on l’a vu encadrer et étoffer ses programmes de Cantates d’ajouts empruntés à des auteurs moins connus, qu’il fait entrer en consonance avec Bach et à même niveau. Instructive pédagogie, qui a permis plus d’une sublime révélation. On a donc eu, avant la Passion, et après, de ces ajouts. On en a pris l’habitude. Mais l’interpolation à la Saint Jean, comme pour y faire deux parties bien distinctes, de larges fragments d’une autre cantate de Bach, qui certes parle de Jérusalem et du Bon Dieu mais n’est ni de même ton ni de même coloris, ni en vérité d’un Bach aussi tendu, aussi dense, a le tort de casser irréparablement le rythme, l’intensité serrée qui ne sont qu’à cette Sait Jean, si austère, et où Bach ménage si peu des parties de détente qu’excellent être les airs solo de la St Matthieu. Et voilà la Saint Jean atteinte, affaiblie, elle, l’inentamable, dans ce qu’elle a d’uniquement économe et suffisant. Cet ajout, outre qu’il allonge bien inutilement une soirée déjà lourde (pour l’attention !) attente carrément à la sorte de dramatisme qui est propre à l’œuvre : et c’est grave dommage, pour un détour qui n’était pas nécessaire.
Mais c’est devenu une tendance, assez irrépressible, et dans plus d’un milieu. Ne pas s’en tenir à la chose même. Vouloir lui ajouter un plus. Comme si elle n’était pas assez bonne. Ou comme si on (un metteur en scène, un dramaturge, un animateur) avait honte de la prendre telle quelle, à la lettre, ou de se faire prendre soi-même en flagrant délit de premier degré. On sait les ravages que cela fait au théâtre. Il ne faudrait pas que cela advienne en musique, en vraie musique, déjà faite et bien faite. Et on serait navré que l’exemple, même avec les meilleures raisons rhétoriques du monde, vienne de si haut. On en a vu, des metteurs en scène qui, disant « Chéreau l’a fait ! » se permettaient ce qui, fait par eux, n’était plus que fausseté, et saleté.
Philharmonie de Paris, 31 mars 2018
Disponible sur CultureBox, et pendant six mois sur live.philharmoniedeparis.fr
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