Je ne crois pas avoir une seule fois manqué de parler aux lecteurs de L’œil et l’Oreille d’un jeune ténor, qui monte, qui monte — et montera bien plus haut encore, s’il ménage sa monture. Quelques saisons on l’avait aperçu sur des scènes de province, dans le genre d’emplois qu’on appelle des pannes, se faisant un métier. Mais on le remarquait. Aisé en scène, facile dans ses mouvements, tranchant par là-même sur les autres. Beau gosse en plus. Et un nom à rêver : Stanislas de Barbeyrac. Et puis il y eu le Chevalier de la Force, emploi autrement sérieux, mais pas lourd. La personnalité, la prestance s’imposaient : et la voix, le timbre, la ligne faisaient leur juste effet. Et puis il y eu ce simple Lyonel dans Le Roi Arthus à Bastille où, en quelques minutes de rêverie d’une transparence poignante, une présence s’affirmait, très individuelle, une présence star (même si la voix n’était encore que promesse), et qui faisait de l’ombre à deux géants de la scène près de lui, Thomas Hampson et Roberto Alagna. On n’a cessé d’observer Barbeyrac depuis, de le suivre des yeux. De la lenteur dans ses progrès, de la sagesse dans ses choix, la voix qui grandit aux dimensions d’un Tamino star. Cela s’accélère : Pelléas essayé (enfin un Pelléas ténor, pour la sensibilité, pour la tendresse. Pour le charme !) dès ce début d’année 2018, à Bordeaux, à 33 ans. Il a renouvelé (superbement) son Chevalier de la Force, au Théâtre des Champs-Elysées en février. En mai il sera Gonzalve, le délicieux rimailleur de L’Heure Espagnole. Aix ensuite, l’Amérique (il a déjà pris pied à San Francisco, pour Ottavio). Qu’il n’aille pas trop vite, et trop loin ! On ne le verrait plus !!!
La merveille, et la promesse, c’est qu’il a pris le temps de s’arrêter, en cette saison où littéralement il éclate, pour le plus difficile, le moins payant, qui est aussi le meilleur. Deux récitals à Paris, en deux mois. Celui de l’Eléphant Paname, annulé l’an dernier, est venu se joindre à l’autre, régulier, à l’Athénée. Ils n’auraient pu être plus différents, demandant deux ténors de répertoire et peut-être d’ambitions qui n’ont en rien les mêmes. Et aussi réussis l’un que l’autre, à ceci près que le pianiste à l’Athénée, vain de son joli costume et de ses jolis doigts (excellents d’ailleurs), ne semblait pas avoir en plus une oreille pour la façon dont le chanteur respire.
À l’Athénée, mélodies seulement. Exercice nu. Le texte, et l’émotion telle qu’à partir du texte elle peut être communiquée. Barbeyrac ne se faisait pas la partie facile en commençant avec Beethoven. Adelaide certes va merveilleusement dans la voix, au point qu’elle pourrait n’être pas de Beethoven : mais An die ferne Geliebte, cyclique, où les choses en même temps s’enchaînent, et se transforment, avec un tact de nuances, éclairages et estompes que Beethoven n’a pas toujours mis à ce qu’il faisait, ces lieder-là demandent entre les partenaires une autre complicité que celle que le pianiste pouvait ce soir-là fournir. Mais l’autorité du ténor, son excellent allemand, son feeling pour la phrase avaient de quoi compenser. Plus ingrate encore la tâche de donner sans les rutilances de l’orchestre les Nuits d’été de Berlioz, si bizarrement écrites pour la voix de toute façon (et pas forcément dans l’idée que c’est un seul et même chanteur qui les interprétera). Les écarts sont périlleux, pour la consistance de la voix comme pour l’intonation. Le piano ici laisse souvent la voix à nu. L’admirable a été la façon dont, face au challenge, Barbeyrac toujours a su aller au bout du son, achevant sa phrase de la façon la plus vocalement nourrie, ne laissant jamais tomber le son. Avec de la magie dans les moments qui en demandent, comme Le Spectre de la Rose. Bien entendu le français souverain de Barbeyrac ici opère merveilles. On entend Berlioz poète. Là, dans la Chanson du pêcheur, dans l’Absence, on passe de l’autre côté. Ce n’est pas mince mérite à Poulenc, mais d’après Apollinaire il est vrai, que Banalités, loin de rompre ce charme, l’ait prolongé : d’un style à l’autre, le chant cherchait, et disait, la vérité. Comme c’est simple !
À l’Eléphant Paname Barbeyrac n’offrait que des airs d’opéra, avec l’inestimable soutien au piano d’Antoine Palloc donnant vie et sens à ce qui, par force, devient ici l’orchestre du pauvre. Chapeau pour le ton, et l’atmosphère, restituée avec ces seuls moyens. Pour commencer, le simplement miraculeux « Plus j’observe ces lieux » d’Armide : évocation poétique d’une beauté et d’une mélancolie discrètes et déchirantes, d’où l’on sort transporté, se disant que rien ne s’est fait d’aussi beau depuis : et le chanteur était digne du chant ! Le dramatisme suggestif de Rameau dans Dardanus, la rhétorique à fois bien sage et archi-délirante de Mondonville dans Titon et l’Aurore : que c’est beau, notre patrimoine, quand on le sert ainsi !
Suivront s’enchaînant trois absolues merveilles : Joseph, dont Thill comme Tauber aimait à évoquer les Champs paternels ; Max de Freischütz dont Berlioz a fait, en français, le Le Franc-Tireur ; et, à fondre encore d’attendrissement, l’entrée de Werther, soupirée quand il faut, s’illuminant de sa propre émotion, et réussissant par la seule évocation une incarnation de personnage comme rarement la scène en offre, ou en permet. Bravo dix fois. J’ai moins goûté Don Carlos dans son français d’origine, l’air simplement n’est pas fameux. Pour un Verdi d’origine en français Les Vêpres siciliennes ont autre chose à offrir ! Et sans doute Berlioz final, l’Invocation à la Nature, reste un peu large pour les moyens de Barbeyrac aujourd’hui. La Nature invoquée chez Massenet lui va autrement bien. Mais entre les deux, l’air de la Fleur, chaque fois au programme ou en bis, déjà familier donc, a encore gagné en lumière, en naturel dans la façon (assez magique) d’alléger la voix. Epatantes Cloches de Corneville en bis, que la salle devrait reprendre en chœur s’il y avait encore en France une culture du chant. Mais à force d’entendre Barbeyrac nous inviter à un tour du monde on les saura peut être. Brillantissime Pays du sourire enfin. Heureusement, ça s’est arrêté alors. On veut trop de bien à un si merveilleux artiste, qu’il ne se brûle pas en puisant trop dans sa générosité naturelle. Il nous doit un peu de prudence, et d’égoïsme. C’est une telle aubaine de l’avoir !
Théâtre de l’Athénée, 19 février 2018
Eléphant Paname, 9 avril 2018
(Photos Laurent Perpère)
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