Le lied : raffinement culturel

Salle Garnier, 22 04 2018 (DR)

Salle Garnier, 22 04 2018 (DR)

Où avaient-ils donc puisé leur expérience, où s’étaient-ils apprivoisés à une forme peu spectaculaire, à une langue étrangère, pour suivre si attentivement, et dans un tel silence, le récital ou, plus exactement, le liederabend que Matthias Goerne donnait à Garnier dimanche soir ? Au disque, nul doute. Car, depuis quelques saisons, les récitals de mélodies et lieder se font de plus en plus rares, trop souvent remplacés par des programmes décalés ou des fiestas à plusieurs où l’on voit les vedettes de près mais où l’on risque de ne pas entendre une note de musique. Reste, aujourd’hui entré dans la fréquentation publique, le disque, cet initiateur : et merci aux initiateurs qui, dès le début des années 50, constituaient ce trésor, devenu patrimoine, Hotter, Schwarzkopf, Ficher-Dieskau qui ont mis au disque l’essentiel de ce domaine féerique, mais initiatique, qu’est le lied.

Matthias Goerne est aujourd’hui un des quatre ou cinq chanteurs importants au monde, qui a quelque chose à dire et les moyens de se faire entendre dans les conditions qu’il exige, et on le sait exigeant. Ces dernières années, son formidable ensemble Schubert pour Harmonia Mundi, toujours avec d’admirables pianistes musiciens, a établi des standards, et largement contribué à apprivoiser le public français.

C’est dans un tout autre programme qu’il revenait à Garnier où il était il y a d’assez longues années déjà et où, soit dit en passant, l’on ne juge pas bon de continuer à accueillir des récitals de chant. Il a largement imposé depuis son mouvement et ses étirements scéniques, d’abord surprenants, mais qui tirent le maximum d’un souffle déjà prodigieux, et dont il fait un usage technique plus prodigieux encore. De longue date il adoptait un répertoire qu’on croyait réservé aux dames, Wesendonck de Wagner, Frauenliebe und Leben de Schumann. Les Wesendonck formaient en quelque sorte le pivot du programme, introduisant (même sans orchestre) le sostenuto wagnérien typique qui allait, avec des Strauss admirablement appropriés, gouverner la fin de son récital.

Avec l’admiration absolue que je lui porte et tout le respect que je lui dois, je ne pense pas que les Michelangelo de Wolf, sa dernière œuvre, lui conviennent jamais. Ici l’art du chant, la conduite du souffle ne donnent pas le change. Un sculpteur chante en basse, disait Hugo Wolf, qui a écrit ces trois chefs-d’œuvre dans une tessiture et pour une couleur qui demandent absolument que l’on entende physiquement quelque chose de noir, douloureux, impressionnant par le poids, le timbre, le creux : exactement ce que tout l’art du monde ne donnera jamais à qui ne l’a pas dans sa nature. Le troisième, Fühlt meine Seele, peut-être sommet du lied allemand avec son lyrisme et son envol dans l’aigu, apportait davantage, avec le soutien pianistique de Seong-Jin Cho, qui dans ce troisième Michelangelo précisément, a fait admirer, outre les doigts, une compréhension poétique peu commune. Suivait un stupéfiant groupe Pfitzner, tel qu’on ne se souvient pas d’avoir vu quiconque en oser un pareil. Huit lieder, merveilleusement contrastés et assortis, avec une dominante sur la Sehnsucht et la Nuit où Hans Pfitzner se montre maître inspiré d’un romantisme plus que tardif, attardé, où passe un sens de la vision comme peu de compositeurs de lieder en ont eue, jusqu’à parfois l’épique. Exceptionnel. Et révélation.

Les Wesendonck font un peu routine ensuite, il faut bien : tant tout le monde et n’importe qui s’y est mis, et on ne peut pas dire que Goerne ait quelque chose de particulier à y faire passer. Mais la conduite du souffle et de la phrase, et de l’estompe, dans Im Treibhaus, suffisait à créer le mémorable.

Chez Strauss Traum durch die Dämmerung, Freundliche Vision, Morgen, tout ce qui va admirablement au medium du chanteur, et à sa mezza voce. Un chat à peine perceptible n’a pas laissé de le gêner pourtant et de nous inquiéter, l’obligeant par prudence à multiplier les respirations dans ce qui s’étale et flotte, et qui lui va si bien au souffle. Venait alors, très attendue, une première : l’Im Abendrot, final des Vier letzte Lieder et chanté par un homme. Sostenuto ici sublime, et sensibilité non moins sublime, où le pianiste, ayant d’abord tenté de rendre sur ses touches la complexité de l’orchestration de Strauss, a adopté pour la longue méditation crépusculaire le fondu qui va en effet le mieux à Strauss, ici. Longues phrases, divines longueurs, célestes vous êtes en effet, quand soutenues, sostenute, par un tel art du souffle, qui donne ici ce que le timbre ne peut pas donner : la lumière propre au soprano, et au soprano Strauss. Grande soirée de culture raffinée.

Salle Garnier, le 22 avril 2018

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genevieve

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