Glorieuse Gloriana

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Il n’y pas tellement d’opéras importants qui se soient écrits dans la deuxième moitié du XXe siècle. Des habiles, bien introduits dans les coulisses du pouvoir, s’en sont fait subventionner quelques-uns, d’avance nuls et non avenus. Nous ne citerons personne. Si l’on rejette Chostakovitch vingt ans plus tôt, il y a sa Lady Macbeth, et Lulu, et Mathis le Peintre aux années 30. Britten ensuite avec Peter Grimes puis Billy Budd et quelques autres. Il y aura Poulenc et ses Carmélites. Mais depuis que le public prend de plus en plus le goût de l’opéra, les compositeurs sont de mois en moins capables de leur en écrire. Heureusement de temps en temps il y a des résurrections. Je ne veux pas dire ces repêchages d’œuvres endormies dans les bibliothèques et qui ne méritent qu’un succès de curiosité — mais souvent le méritent à plein. Mais des œuvres que pour une raison ou une autre on a laissé passer inaperçues, ou ne les remarquant pas, ne les jugeant pas à sa valeur. C’est évidemment le cas de Gloriana de Britten. Écrite en vue du couronnement d’Elizabeth II, expressément, personne n’a cherché sérieusement à se demander si elle valait quelque chose par elle-même. Forcément ce serait un grand machin, un divertissement royal, donc pas divertissant du tout, complément obligé d’une cérémonie solennelle, et disparaissant avec l’actualité de celle-ci (qui fut la première grande chose télévisée dont ce tout neuf media se soit emparée ; jusqu’à l’ivresse. Pensez ? Une reine, une vraie, sur le petit écran, dans notre salle à manger !) Alors, l’opéra qui va avec !…

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) & Robert Devereux (Leonardo Capalbo) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) & Robert Devereux (Leonardo Capalbo) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Sauf erreur, sur le continent la grandiose Martha Mödl, seule artiste de rang, a incarné, à Münster, ce personnage prodigieux. De pleines dizaines d’années plus tard, dans le cadre d’une grande Edition Britten, Decca a révélé au public cette Gloriana, laissant l’auditeur stupéfait d’y entendre revivre tout un glorieux passé de la musique anglaise, Purcell, Dowland, dont Britten savait tout et qu’il n’entendit pas que sa musique à lui périme, mais au contraire donne envie de la redécouvrir, vivifiée dans sa modernité à lui. On y retrouvait évidemment un immense personnage lyrique et dramatique, portant en plus de sa légende tout un poids de réalité et de vérité humaine dont on se doute bien que les opéras signés Rossini et Donizetti mettant en scène la Reine Vierge ne se préoccupent mie. Le dernier avatar, enfin, dit le vrai ! Car un grand personnage historique vrai, fait ressemblant par le compositeur, prend double stature, on focalise sur lui tout autrement ; voyez Philippe II chez Verdi, à la fois vérifié par le lyrisme, et magnifié (ce que n’est, certes pas, Carlos, l’Infant). Il était temps qu’on rende cette justice à Elizabeth I. Bette Davis au cinéma en a donné, et plus d’une fois, une approximation hollywoodienne, transcendée par son génie propre. Annie Ducaux l’a jouée sur scène à Paris. À Madrid, qui ne paraît pas a priori le point de chute naturel pour un nouvel (et fracassant) atterrissage, la Gloriana de Britten vient enfin de reprendre pied et sol, et longue vie on espère.

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Menant ce bal cruel, sordide et amer, et forcément décoré, David McVicar, un des derniers metteurs en scène de rang qui ne se sente pas comme vocation principale d’assassiner ses personnages et de décaler les décors ; il a le tact, lui, et la culture, de saisir dans les outrances congénitales à l’opéra, ici exaspérées par les outrances vraies de l’Histoire, une vérité humaine à peser avec tact, celle même qui revient au génie du théâtre lyrique de porter au jour. Avec une interprète qu’il connaît et admire (ils ont fait ensemble Agrippina, le Couronnement de Poppée), il pouvait se lancer dans le pari de Gloriana, risqué tant personne n’aurait misé sur un ouvrage que Britten lui-même a laissé tomber. Il avait Anna Caterina Antonacci.

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) & Sir Robert Cecil (Leigh Melrose) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) & Sir Robert Cecil (Leigh Melrose) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Anna Caterina Antonacci ne cache pas son âge ni qu’elle est en fin de carrière sur scène, trente-cinq ans déjà, dit-elle en souriant comme pour se moquer d’elle-même. Mais elle donne au monde une leçon de curiosité et d’esprit d’entreprise, s’appropriant Fauré, Hahn et Debussy et les portant jusqu’au cœur des USA comme aucune Française n’ose ; créant la Ciocciara, opéra italien, contemporain et moderne, à San Francisco. Et elle reprend à Vienne, à l’automne, héroïque, Cassandre des Troyens où nous l’applaudissions en 1903 et où elle n’est pas restée incomparable seulement (d’incarnation, d’élan, de vérité musicale et vocale) mais unique. La récompense est cette Gloriana dont on l’a souvent entendue déclaré que c’était bien difficile et ingrat à apprendre, et dont elle vient de dire : « C’est le plus beau cadeau que la vie m’ait fait ! » Au lendemain de la haïssable Carmen que l’Opéra de Paris lui a fait faire, blondie et déhanchée façon Marilyn Monroe, elle a pu penser un instant que décidément, l’opéra c’est fini, c’est fichu. Permettez-moi d’écrire : foutu. Il y des caractères qui, Dieu merci, ne transigent pas, mais ne renoncent pas non plus. La vie continue et continuera. Et même la vie lyrique. La preuve !

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Queen Elizabeth I (Anna Caterina Antonacci) / © Javier del Real (Teatro Real de Madrid)

Déjà quelques images circulent de cette Gloriana dont les représentations viennent de prendre fin à Madrid. Télévision ou DVD, ou quelque part sur le Web, nul doute que chacun pourra bientôt la connaître tout entière. Mais avec les images fascinantes qu’on peut en montrer déjà, admirons d’abord la leçon de courage et de réalité qu’une équipe d’opéra, avec un vrai metteur en scène et une chanteuse pas diva ni star, mais simplement géniale, vient de donner à notre frileux monde lyrique d’aujourd’hui. L’enthousiasme n’est pas mort.

Madrid (Teatro Real), avril 2018

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

Laisser un commentaire