Pour une fois, enchantement total

L’Heure espagnole (mai 2018) : Nicolas Courjal (Don Iñigo Gomez), Philippe Talbot (Torquemada), Clémentine Margaine (Concepcion), Stanislas de Barbeyrac (Gonzalve) et Jean-Luc Ballestra (Ramiro) / © Svetlana Loboff (OnP)

“L’Heure espagnole” (mai 2018) : Nicolas Courjal (Don Iñigo Gomez), Philippe Talbot (Torquemada), Clémentine Margaine (Concepcion), Stanislas de Barbeyrac (Gonzalve) et Jean-Luc Ballestra (Ramiro) / © Svetlana Loboff (OnP)

« Ah, la pitoyable aventure », soupire Concepcion, l’héroïne de L’Heure espagnole. Elle avait diablement tort en l’occurrence. L’aventure était au contraire réussie en tout point. Au théâtre lyrique, c’est rarissime. La première raison, c’est l’excellent couplage de L’Heure espagnole et de Gianni Schicchi, deux fois les années 1910, deux orchestrateurs aussi prodigieux, deux aussi qui ne prenaient pas n’importe quel livret. Un début pour Ravel et, comme de juste, un hapax (L’Enfant et les sortilèges sera une sorte d’opéra ballet). La fin plutôt pour Puccini (ne viendra plus que Turandot), et la maîtrise, la décantation supérieure d’un génie lyrique qui ici se dépouille pour se faire souvent prose, et simple jeu entre des mots (mais qu’il va falloir savoir dire).

"L’Heure espagnole" (mai 2018) : Clémentine Margaine (Concepcion), Nicolas Courjal (Don Iñigo-Gomez) et Jean-Luc-Ballestra (Ramiro) / © Svetlana Loboff (OnP)

“L’Heure espagnole” (mai 2018) : Clémentine Margaine (Concepcion), Nicolas Courjal (Don Iñigo-Gomez) et Jean-Luc-Ballestra (Ramiro) / © Svetlana Loboff (OnP)

Ce couplage avait fait florès à Garnier, voici pas mal d’années, avec Ozawa au pupitre, pas moins, affirmant la jeune maîtrise de Laurent Pelly, formidable metteur en scène, ici pour une fois pas trop abandonné à sa fantaisie dramaturgique. Ni Puccini ni Ravel ne le permet. Pas un mot à retrancher. Mais pas un seul qu’il ne faille faire entendre. Merci au chef Maxime Pascal de l’avoir permis autant que l’orchestre (aussi touffu chez l’un que chez l’autre quand ils s’y mettent) permet la transparence. Mais quelle justesse dans les ensembles ! Quel rythme impitoyable ! Et quels instruments solistes fabuleux ! Malgré l’élargissement du spectacle à la dimension de Bastille, tuante pour ne pas dire assassine, on s’est donné le régal d’une soirée où pour une fois tout va dans le même sens, une vraie équipe, ou plutôt deux, car Ravel et Puccini sont d’autre langue, et ont eu chacun ses chanteurs.

"L’Heure espagnole", mai 2018 : Clémentine Margaine (Concepcion), Philippe Talbot (Torquemada) et Jean-Luc-Ballestra (Ramiro) / © Svetlana Loboff (OnP)

“L’Heure espagnole” (mai 2018) : Clémentine Margaine (Concepcion), Philippe Talbot (Torquemada) et Jean-Luc-Ballestra (Ramiro) / © Svetlana Loboff (OnP)

"L'Heure espagnole" (mai 2018) : Clémentine Margaine (Concepcion) et Stanislas de Barbeyrac (Gonzalve) / © Svetlana Loboff (OnP)

“L’Heure espagnole” (mai 2018) : Clémentine Margaine (Concepcion) et Stanislas de Barbeyrac (Gonzalve) / © Svetlana Loboff (OnP)

L’Heure espagnole en a eu deux d’admirables. Clémentine Margaine est la gaillarde horlogère qui « reste fidèle et pure/ À deux pas de l’Estramadure ». Le livret est de Franc-Nohain. Pas question d’en manquer une seule des savoureuses syllabes. Elle y va à fond, parfois un rien stridente, projetant le texte, bougeant bien. Epatante incarnation.

Le poète Gonzalve qui pense madrigal plutôt que passage à l’acte, c’est Stanislas de Barbeyrac, métamorphosé en rockeur bonbon rose et crinière noire, d’une aisance physique dansante et acrobatique stupéfiante, et soupirant ou claironnant ses trouvailles poétiques en vraie langue française, et en vraie voix jusque là-haut. Autre épatante incarnation.

Les autres se contentent d’être très bien, Jean Luc Ballestra en Muletier, Philippe Talbot en Horloger, Nicolas Courjal en Don Inigo.

"Gianni Schicchi" (mai 2018) : Elsa Dreisig (Lauretta) et Vittorio Grigolo (Rinuccio) / © Svetlana Loboff (OnP)

“Gianni Schicchi” (mai 2018) : Elsa Dreisig (Lauretta) et Vittorio Grigolo (Rinuccio) / © Svetlana Loboff (OnP)

Gianni Schicchi est distribué luxe. Une vraie voix de grand baryton d’opéra  pour le héros éponyme, Artur Ruciński (plus d’assez inimitables fausses voix pour la farce) ; une autre pour le ténor qui chante relativement peu, a un air qui n’est pas un tube (« Avete torto ») mais se fait ostensiblement (et légitimement) admirer, Vittorio Grigolo (Rinuccio) ; et la très délicieusement bien chantante Elsa Dreisig pour Lauretta et son très bon « O moi babbino caro ». Parfaits comparses par ailleurs, mais ce ne sont que comparses, parmi lesquels on citera la Zita de Rebecca De Pont Davies et le Notaire, Pietro Di Banco. Excellents tous, de jeu et de mouvement aussi (on monte beaucoup sur des chaises, dans l’un comme dans l’autre ouvrage). Mais sauf exception s’est un peu perdue cette diction syllabique qui confond presque le chanté et le parlé, retrouve la prose de l’opéra (sans affectation d’ailleurs). Même oubli chez les Français, tous musicalement parfaits, mais qui ne savent plus grand chose de ce qui fut l’idiome même de l’Opéra Comique, essentiel ici.

"L’Heure espagnole" (mai 2018) : Pietro Di Bianco (Gianni Schicchi) et Artur Ruciński (Gianni-Schicchi, couché) et au centre Pietro Di Bianco (Maître Spinelloccio) / © Svetlana Loboff (OnP)

“Gianni Schicchi” (mai 2018) : Artur Ruciński (Gianni-Schicchi, couché) et au centre Pietro Di Bianco (Maître Spinelloccio) © Svetlana Loboff (OnP)

La très bonne idée de Laurent Pelly dans Gianni Schicchi est que son décor initial d’armoires et bahuts encombrant le mur s’escamote en milieu de partie, découvrant Florence en arrière fond, Florence dont les lois, mais aussi la beauté sublime, joue un rôle si décisif dans la suite de l’histoire. Elle nous a été parfaitement contée. Ce réconfortant spectacle se donne une dizaine de fois jusqu’à la mi-juin. Courez vous régaler !

"Gianni Schicchi" (mai 2018) : Rebecca De Pont Davies (Zita), Elsa Dreisig (Lauretta) et Vittorio Grigolo (Rinuccio) / © Svetlana Loboff (OnP)

“Gianni Schicchi” (mai 2018) : Rebecca De Pont Davies (Zita), Vittorio Grigolo (Rinuccio) et Elsa Dreisig (Lauretta) © Svetlana Loboff (OnP)

Opéra Bastille, 17 mai 2018

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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