Le deuil sied à Orphée

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) / © Vincent Pontet (TCE)

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) / © Vincent Pontet (TCE)

Première remarque, et une fois pour toutes, car il y aurait trop d’occasions d’y revenir. Si on se donne la peine (demandée par personne) de faire entendre à Paris 2018 l’Orphée de Gluck comme l’ont connu ceux qui assistaient à sa création, soit en italien à Vienne, soit en français à Paris, alors soyons authentiques, soyons ressemblants jusqu’au bout. Ne montrons pas les protagonistes vêtus comme on l’est à Paris 2018. Rendons-leur leur décorum, et si possible un peu de Grèce —et de l’Esprit des Lumières.

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

L’impression de froideur (marmoréenne ; le marbre qui ne s’anime pas) qui a un peu gelé l’approbation des plumes pensantes n’est pas sans devoir quelque chose à la nudité noire et aux éclairages beaux mais maussades de ce qui est donné à voir. On ne reprochera pas à Robert Carsen le parti pris de dépouillement qui est le sien. Le deuil sied à Orphée, et les costumes stricts, l’uniformité noire des figurants/choristes (tout sauf des pâtres grecs), jusqu’aux savants jeux de lumière du début, gris fumée devenant pain brûlé, le plateau nu, le découpage précis et beau de la procession inaugurale, au fond, tout nous offre un Orphée d’une sobriété poignante, mais sans chaleur, et qui exige que la musique qui va avec soit tendue, créatrice de tension, et le chant soutenu, projeté.

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

Il n’en est rien. On commencera par féliciter très chaleureusement Philippe Jaroussky d’avoir pris le risque, à ce stade de sa carrière, d’incarner Orphée. Il l’a étudié en musicien et le chante en virtuose, mais la nature même de sa voix empêche que la tension dans ce qu’il projette, l’émotion chez ceux qui reçoivent, existent. Des phrases entières du rôle sont émotionnelles, et demandent que le public les reçoive gorge nouée et même, pardon, pris aux tripes. Il ne fait qu’admirer, immensément. Tout l’art,  admirable, de Jaroussky, ses prouesses de souffle, de tenue, de phrase, la modestie noble de son maintien, le total de ces vertus considérables n’y fait rien. Le timbre qui tranche et touche, le mordant, la vibration vivante et agissante, de par ses choix de carrière et de répertoire, n’y sont pas. « Que n’avait-il la voix et les jupes d’Orphée ?.. » soupire Apollinaire dans le Larron. Ni la voix ni les jupes, ici. Un salut très profond et très respectueux à l’artiste qui assume un habit trop grand, prend ses risques, et paye comptant. L’ovation finale l’en récompense. Et sûrement d’avoir incarné Orphée ouvrira à sa voix rare des horizons ambitieux, et des vibrations neuves.

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

L’irrationalité, l’absurdité des choix qui ont gouverné l’ensemble du spectacle éclatent d’autant plus aux yeux lorsqu’au III Eurydice rejoint Orphée, mettant de l’action et de la passion, du mouvement aussi (et ici Carsen montre son plus vrai talent : la direction d’acteurs), dans tout ce qui jusqu’alors n’a guère été que cérémonial. Eurydice chante, elle, en plénitude de texture vocale, ses phrases sont chantées et entendues jusqu’à la dernière syllabe, faisant paraître par contraste le chant d’Orphée moins timbré et moins tenu. Outre l’incarnation absolue qu’elle apporte (le geste, le mouvement, la tenue corporelle et vocale en général), Patricia Petibon montre une homogénéité corporelle accrue dans la chair même de la voix. Rôle bref, et certes tout sauf léger. Son « Fortune ennemie » (ici Che fiero momento) noue nos gorges. En dernier ressort, en opéra,  l’impact c’est d’abord le son. Un grand, un très grand coup de chapeau.

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) & Patricia Petibon (Eurydice) / © Vincent Pontet (TCE)

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) & Patricia Petibon (Eurydice) © Vincent Pontet (TCE)

Compliments à l’Amour, Emöke Barath, pour une fois sans fadeurs ni grimaces. L’allègement de cette version courte en ballets, et resserrée sur l’heure et demie que dure le spectacle, montre efficients, très présents les membres du Chœur de Radio France. Aux Barocchisti de Diego Fasolis, non sans vérité et présence dans leurs timbres, on ne saurait reprocher d’alléger, dédramatiser une action dont les couleurs poignantes, ou menaçantes, restent discrètes, pour ne pas dire timides.

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

Orphée et Eurydice de Gluck (mai 2018) : Philippe Jarrousky (Orphée) / © Vincent Pontet (TCE)

Avouera-t-on qu’on redoutait le pire, et y allait un peu à reculons. L’uniformisation et banalisation des mises en scène, les caprices des dramaturges changeant ce qu’ils ont envie de changer, le choix de la version offerte, les limites vocales naturelles d’un grand artiste dans une prise de rôle, fallait-il y aller ? Mais Gluck est si beau, même défiguré il nous serait parvenu quelque chose de son génie. Défiguration il n’y a pas eu, en rien, mais respect, respect de l’œuvre, et du public. Au jour d’aujourd’hui ce n’est pas rien. Une soirée sans une seule indécence, une soirée décente, on en redemande !

Théâtre des Champs-Elysées, 27 mai 2018

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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