
Matthias Goerne (Kurwenal), Andreas Schager (Tristan), Ekaterina Gubanova (Brangäne), Martina Serafin (Isolde) © Vincent Pontet (OnP)
Il faut, tout compte fait, seulement s’incliner devant l’émotion, et l’évidence. Il n’y a pas de poème lyrique (plus banalement appelé opéra) qui égale en plénitude, en pureté, en poids d’être le Tristan de Wagner. Si on l’oublie parfois, c’est que Tristan exige, exactement comme Le Trouvère, la conjonction des cinq meilleurs chanteurs du monde dans leur spécialité. Faute de cette conjonction, et d’une défonce scénique et vocale qui demande plus qu’ils ne peuvent humainement donner, la défaillance des interprètes entraîne l’idée de défaillances dans l’œuvre même.
Et c’est vrai qu’elle comporte un nombre de mots et de syllabes terrifiant, ces syllabes souvent d’un tour abstrait, ou se complaisant dans des redoublements. Et c’est vrai que c’est long et que sans doute on ne supporterait plus au III l’heure 25 que dure le I. Lui dure cinq minutes de moins !
Birgit Nilsson, qui fut une puissante et indestructible Isolde, disait que la seule condition pour aller au bout d’Isolde, ce sont de bonnes chaussures. Tristan, même au spectateur, est inconfortable. Trop beau poème, trop vivante et agile musique, aux tressaillements inouïs, aux déferlements immenses… Qui écoute l’orchestre se passerait presque d’écouter les voix. En bref, Tristan nous demande deux niveaux d’attention simultanés, qui chacun réclament qu’on écoute : les mots, primordiaux chez Wagner dramaturge et poète, et le tissu musical, d’une subtilité, d’une nouveauté et d’un entêtement dont on ne se lasse pas. Quand les chanteurs réunis sont en effet les meilleurs du monde dans leur emploi, et que s’y ajoute un orchestre fabuleux, d’une transparence et d’une richesse de timbres unique, et un chef dominant tout cela en souverain, eh bien on tient une expérience lyrique inoubliable, même si on a de grands et nombreux souvenirs.
On finit par oublier la vidéo de Bill Viola, qui a fait à cette production, du temps de Gérard Mortier, son premier succès de curiosité. De très admirables images de nuit, d’eau, de feuilles d’arbres, de vague déferlante, très bien. Mais osons dire insupportable l’intervention de personnages humains qui par fa force des choses s’imposent comme doubles plus palpables et plus ostensibles d’un Tristan et d’une Isolde dont les vraies silhouettes sont réduites au minuscule, et dans le noir. La surimpression envahissante de ces deux-là avec leur physique, et leur rituel, pour qui aime Tristan, et entre dans la poésie propre à Tristan, est odieusement indiscrète, insupportable. Aux premiers rangs de Bastille on réussit à ne pas trop voir cela. Plus loin on voit ça d’abord ; de plus loin encore on ne voit que ça. Et par force, loin dans la salle, l’orchestre prend une fonction fondue : l’illustre tissu moiré de l’orchestre wagnérien, qui semble n’être plus que violons. Tandis que de près on suit le moindre instrument d’un orchestre d’une richesse et d’une diversité inouïes. On a entendu des traits imperceptibles de basson qu’on n’avait jamais remarqués… Les cuivres graves, les trompettes, le cor anglais… quel ensemble !

Martina Serafin (Isolde), Andreas Schager (Tristan), Neal Cooper (Melot), René Pape (König Marke) / © Vincent Pontet (OnP)
Il faut dire que Philippe Jordan, le poil sec, le geste large (mais précis, infinitésimal s’il faut), souverain d’autorité, fait de cette partition magique un miracle de cinq heures d’horloge. Et l’on en sort rincé, mais se disant qu’on a très envie que ça recommence. Ou d’y revenir !
Il faut mettre hors pair Martina Serafin. Elle était déjà alourdie pour Elsa dans Lohengrin. Elle a acquis l’endurance, et la hardiesse des aigus. Mais surtout elle a cette voix blonde, ce vrai timbre de soprano, lumineux, qui nous change de tant d’Isoldes foncièrement mezzos et montées en graine et (sauf à être Martha Mödl,) forcément moins irradiantes, moins lumineuses. Ses mots sont nets, articulés, jamais insistants. Elle soutient piano les longues phrases du I (Er sah mir in di e Augen, ou Mir erkoren, mir verloren). Exceptionnel.

Andreas Schager (Tristan), René Pape (König Marke), Matthias Goerne (Kurwenal) / © Vincent Pontet (OnP)
Non moins exceptionnel son Tristan Andreas Schager, presque sous distribué en Parsifal ce printemps. Ici, tenant admirablement l’intonation, la ligne et même la nuance piano dans le Nocturne du II, il libère dans l’agonie insensée du III une vigueur vocale élémentaire, sauvage, écorchée vive, et tenant le coup qui, de mémoire d’auditeur, n’a été qu’à Ramon Vinay qui s’y est brûlé (et à quelques Otellos aussi). Exceptionnel toujours René Pape, substitué à Franz Josef Selig qui régulièrement avait été un Marke d’une humanité remarquée. S’y ajoute avec Pape l’immensité de la voix, capable de prendre des risques d’aigu et de pianissimo surhumains. Le Kurwenal de Matthias Goerne n’est pas moins superbe, ramassant toute la vigueur d’une voix par nature un peu sourde pour tout concentrer sur des aigus et une ligne barytonnants miraculeux. Ajoutons Ekaterina Gubanova, Brangäne à dimension de nuit… ah quel cast !
Et on finira peut être par remarquer que pour une fois une mise en scène de Peter Sellars n’est pas déparée par une gestique importune. Il se contente de placer les silhouettes, et les rapports de force entre elles. Splendide cousu main, qu’empêche de voir l’envahissante vidéo. On vous le répète. Ainsi présenté, distribué et réussi par chacun, Tristan reste l’expérience lyrique souveraine : abîme mystique s’il en est un en opéra. Espérons que les brumes de septembre, les frimas ne vont pas altérer cette superbe réussite, qui est celle de l’unanimité.
Opéra-Bastille, 7 septembre 2018
Post-scriptum non sans importance
De très sérieux et très savants amis, en qui je peux avoir la plus pleine confiance, étaient à Salzbourg et y ont vu cette Salomé et cette Dame de Pique qui m’ont mis dans l’enthousiasme. Ils vont jusqu’à dire qu’ils s’y sont ennuyés, n’y sont pas entrés et, d’abord, n’ont pratiquement rien vu de ce que je décris. Pourtant ils étaient à des places de presse, d’où on est censé voir et entendre au mieux.
Mais c’est grand, Salzbourg, comme tous les théâtres récents. La danse de Salomé sur le dos, ils n’y ont vu qu’une forme blanche secouée de mouvements flous. Sa position en œuf pendant les Sept Voiles, du blanc sur un socle, immobile cette fois. De l’échange entre Hermann et la Comtesse, à couper le souffle dans La Dame de Pique, ils n’ont rien perçu, sinon deux silhouettes sur fond blanc. Tandis que moi, et vous si vous le voulez, affranchis de la vision frontale qui aplatit tout, et aidé par les mouvements de la caméra qui procurent à la fois le relief et les effets de proximité, eh bien nous voyons dans le détail ce qu’aux meilleures places, à Salzbourg même, les spectateurs ne voient qu’aplati, diminué. Quel renversement !
Les meilleures mises en scène lyriques d’aujourd’hui jouent sur le détail du geste, de l’inflexion. Rarissimes sont ceux qui de la salle peuvent suivre, saisir tout cela. Est-ce en train de se confirmer que seules vont subsister quelques grandes maisons d’opéra, fournisseuses de spectacles auxquels le reste du monde assistera chez soi, voyant un autre et meilleur spectacle que ceux qui ont fait le voyage, et la dépense ? Ce n’est en effet pas un petit problème qui pointe là…
Laisser un commentaire
You must be logged in to post a comment.