Bérénice de Michael Jarrell à l’Opéra-Bastille

"Bérénice" à l'Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Rina Schenfeld (Phénice) / © Monika_Rittershaus (OnP)

“Bérénice” à l’Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Rina Schenfeld (Phénice) / © Monika Rittershaus (OnP)

Des applaudissements de chaleureuse sympathie ont salué la création mondiale de la Bérénice de Michael Jarrell à l’Opéra Garnier. C’est la première fois depuis bien longtemps que Paris donne sa chance de vie à une œuvre aussi soignée, présentée avec tant d’élégance et réunissant autant de talents, tous également motivés, et également à l’honneur.

"Bérénice" à l'Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

“Bérénice” à l’Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

La présence à l’affiche de Barbara Hannigan et Bo Skovhus garantit une qualité star mais, il faut bien le dire aussi, le nom de Bérénice. Mr Jarrell se mesure sans difficulté aux noms des compositeurs dont l’Opéra a créé des œuvres depuis vingt ou trente ans, et haut la main. Il n’est pas sûr qu’il se mesure aussi aisément à Racine. Il s’explique lui-même dans un très beau programme de son intention de « faire chanter le français Racine », ce qui est un peu méconnaître la musique et le chant très singuliers, inimitables, irrecommençables que le français de Racine dispense, dans Bérénice plus que n’importe où ailleurs. On nous explique aussi comment Racine transcrit en prose (et avec des distorsions, de sens, fatales ; et d’orientation, délibérées), c’est comme l’instant qui devient le moment. Hum. Peut-être. Comme, une fois passées les toutes premières paroles (d’Antiochus) qu’on entend en clair (avec son cabinet qui est toujours solitaire, comme dans notre mémoire, mais qui a cessé d’être dit superbe), il n’y a plus guère qu’une parole ou deux, de loin en loin, que laisse distinguer l’écriture vocale de Mr Jarrell, il apparaît que son premier souci aurait pu être de faire chanter… les chanteurs.

"Bérénice" à l'Opéra-Bastille : Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

“Bérénice” à l’Opéra-Bastille : Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

Il écrit désossé, tordu, héritier d’un goût de casser l’opéra de papa dont les générations suivantes de compositeurs ont bien paresseusement hérité, et qui n’a plus guère d’objet, l’opéra de papa étant depuis longtemps mort et enterré. Le magnifique travail orchestral de Mr Jarrell, exposé jusqu’au sublime par un orchestre exalté et au mieux de sa forme, cette diaprure et cette diversité d’orchestre, jamais inutilement déployé à plein, ce travail d’orfèvre établit un ton, une dimension sonore, comme un style : et les abois décalés ou soupirs ou cahots que déploie la ligne vocale (pour autant qu’on puisse l’appeler ligne) ne vont pas du tout à ce tissu qui se remarque d’emblée, avec ses jeux de timbres, ses percussions inventives. Pour le dire d’un mot, la façon qu’a Mr Jarrell de traiter les voix est banale, du banal d’aujourd’hui ou même hier, le pire ; du banal d’après Boulez.

"Bérénice" à l'Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

“Bérénice” à l’Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

Le fait est que le faisant, il écrit aux mesures de ses deux interprètes principaux, qui ont quelque chose de hors normes et qui mettent toute leur conviction, leur talent et même un brin de génie parfois, lui comme elle, à habiter leur chant à 100% sinon plus, avec une intensité que la situation dramatique où ils se trouvent à ce moment même n’appelle pas forcément. La répartition des moments dramatiques et lyriques n’est pas sans arbitraire, et certes il ne faut pas compter sur ses souvenirs d’alexandrins pour repérer ce que quelqu’un fait ou dit en ce moment (cet instant, pardon), et pourquoi. De là, si on y ajoute chez les messieurs notamment une exaspération de la tessiture là-haut qui crée un fond sonore autre que celui de l’orchestre, eh bien il résulte une perte de toute tension dramatique continue, de tout sentiment chez le spectateur que quelque chose avance, une histoire, une intrigue, des affrontements. Hors le caractère vocal qui leur est imposé (et très adapté) par le compositeur, ni ce Titus ni cette Bérénice ne montrent, ne nous laissent voir, ne nous laissent entendre de caractère quel qu’il soit. Fâcheux quand on est là une heure et demie d’horloge en continuité.

"Bérénice" à l'Opéra-Bastille : Ivan Ludlow (Antiochus), Bo Skovhus (Titus), Alastair Miles (Paulin) / © Monika Rittershaus (OnP)

“Bérénice” à l’Opéra-Bastille : Ivan Ludlow (Antiochus), Bo Skovhus (Titus), Alastair Miles (Paulin) / © Monika Rittershaus (OnP)

Dans les endroits les plus flatteurs de sa voix, qui sont stratosphériques, Barbara Hannigan accomplit tous les exploits attendus d’elle, qui lui sont servis sur un plateau. Ses changements de robe, ses acrobaties, la crise d’hystérie où elle jette ses souliers à Titus (et fait mouche), tout cela, dispersé et arbitrairement scandé, affirme une performance, mais ne compose, n’impose pas un caractère. Plus monolithique dans la sorte de clameur déclamée où pas mal de temps il est obligé de chanter, Bo Skovhus est beaucoup plus vrai, fixé, présent dans ce perpétuel ballet de portes ouvertes et de portes fermées qui se joue dans le splendide dispositif élégant mais où on a du mal à suivre le sens de toutes ces échappées, et finit par renoncer à le comprendre. Avec tous les compléments qu’on fait de grand cœur à Mr Jarrell on regrette qu’il ait succombé à ce péché mignon de tant de compositeurs récents, qui les enterre tous : être son propre librettiste. En vérité, pour ne pas nous inviter à projeter forcément une Bérénice sue par cœur à celle qu’il nous propose, il aurait peut-être bien fait de l’intituler, comme Corneille, Tite et Bérénice. Mr Skovhus d’ailleurs le méritait amplement.

"Bérénice" à l'Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice) / © Monika Rittershaus (OnP)

“Bérénice” à l’Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice) / © Monika Rittershaus (OnP)

L’Antiochus de Ivan Ludlow s’époumone bien vite. Au confident/double de Titus, Alastair Miles, j’avoue ne pas avoir compris grand-chose. On entend mieux, et remarque, l’Arsace de Julien Behr. On déteste la confidente parlant (et mal sonorisée au début) à sa Reine dans l’idiome de Césarée. Gaminerie. Comme sont gamineries la cigarette qu’allume Bérénice et sa façon de sauter non pas sur Titus, mais dedans. Gaminerie suprême, le plouf dans l’eau que lui fait faire la vidéo au moment où elle se voit répudiée. L’ensemble est très sérieux et très exigeant, avec comme un désir de se montrer classique : et Claus Guth met cela en scène avec la sobriété et l’efficience les plus grandes, qui ne peuvent pas grand-chose contre l’arbitraire des situations dramatiques. Il laisse de toute façon la gloire palpable de la soirée à Philippe Jordan, maître de l’équilibre des timbres, posé, passionné, et qui assure à la soirée, musicalement, la continuité et la cohérence que dramatiquement elle n’a pas.

"Bérénice" à l'Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

“Bérénice” à l’Opéra-Bastille : Barbara Hannigan (Bérénice), Bo Skovhus (Titus) / © Monika Rittershaus (OnP)

 

Palais Garnier, 29 septembre 2018

PS : Remarquons le quand même : un septembre, un début de saison où l’Opéra présente coup sur coup et travaille simultanément Tristan et Bérénice, tous deux avec le directeur musical, Jordan, et Les Huguenots, chapeau.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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