Simon Boccanegra de Verdi

"Simon Boccanegra" (09 11 2018) : Maria Agresta (Maria Bocanegra / Amelia-Grimaldi) & Francesco Demuro (Gabriele Adorno) / © Agathe-Poupeney (OnP)

“Simon Boccanegra” (09 11 2018) : Maria Agresta (Maria Boccanegra / Amelia-Grimaldi) & Francesco Demuro (Gabriele Adorno) © Agathe Poupeney (OnP)

C’est un immense opéra que Simon Boccanegra, crépusculaire, d’un coloris et d’une étoffe également uniques. Les obscurités et contradictions du livret, refait mieux qu’on ne pourrait espérer par Boito, il n’y a même pas à les éclaircir. Les subir seulement, en se rappelant qu’en sa première version Boccanegra est de même tranche d’époque verdienne, et de même librettiste que Le Trouvère, et que le vraisemblable n’y est pas indispensable. La différence est que Le Trouvère est complètement et sans complexe sans aucun romanesque ; pur escapisme. Par son livret même au contraire, Boccanegra touche à tout autre chose : par delà les conspirations (en vue de rapt ou de meurtre, ou autre) et les identités perdues, la dimension politique réelle, les enjeux de pouvoir, un idéal affirmé au-dessus de l’esprit des castes.

"Simon Boccanegra" (09 11 2018) : Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) & Francesco Demuro (Gabriele Adorno) / © Agathe-Poupeney (OnP)

“Simon Boccanegra” (09 11 2018) : Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) & Francesco Demuro (Gabriele Adorno) © Agathe Poupeney (OnP)

On est soir d’élection, au Prologue. Il y a des enjeux. Simon va être Doge, et dans un tout autre esprit que le clan des patriciens, amèrement incarné en la personne de Fiesco. Et sans grandiloquence ! De toute la littérature d’opéra (et pas seulement de Verdi), l’adresse « Plebe ! Patrizii » par laquelle le Doge exhorte à dépasser l’esprit de caste et de division, est l’appel le plus franc et loyal, le plus fédérateur qui se puisse entendre en opéra. Qu’il s’achève en ensemble, qu’on peut espérer fédéré au moins pour un moment, où la voix de ténor vient apporter son consentement, et celle d’Amelia sa grâce, et la ferveur de son trille, montre Verdi dramaturge et constructeur, idéaliste aussi, à son absolu meilleur. Et quand c’est chanté par Ludovic Tézier, il n’y a plus qu’à se mettre à genoux.

"Simon Boccanegra" (09 11 2018) : Ludovic Tézier (Simon Bocanegra) / © Agathe-Poupeney (OnP)

“Simon Boccanegra” (09 11 2018) : Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) / © Agathe-Poupeney (OnP)

Boccanegra est puissant, ou n’est pas. Tout le lyrisme de Verdi s’y concentre en ce qu’il peut demander à ses interprètes, et cinq en tout cas doivent y avoir du poids. Mettons à part le metteur en scène. Certains se souviennent sûrement du féerique tableau, doré et pas crépusculaire, où nous entraînait Giorgio Strehler : coup d’œil absolument magique, mais qui sur le lieu, la nuit, le coloris de l’action, nous invitait largement à nous méprendre. Calixto Bieito ne travaille pas dans l’esthétisme. Aucune dentelle. Constructivisme, qui pourrait être galère en effet, en hommage à Gênes. Mais cela sans aucune suggestion poétique, avec une sécheresse presque minérale, où n’ont plus qu’à jouer les chanteurs, très simplement mis et sobres, costume cravate, et jupette pour Amelia. Mais il nous manquera l’odeur de mer, l’appel de la mer, si essentiels à Simon au dernier acte !

"Simon Boccanegra" (09 11 2018) : Ludovic Tézier (Simon Bocanegra) & Maria Agresta (Maria Boccanegra / Amelia Grimaldi) / © Agathe-Poupeney (OnP)

“Simon Boccanegra” (09 11 2018) : Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) & Maria Agresta (Maria Boccanegra / Amelia Grimaldi) © Agathe Poupeney (OnP)

Toute la trame de Boccanegra appartient aux clefs de fa. Le ténor a un air, fort beau, et un récitatif, encore meilleur, mais reste insignifiant : comme si, n’imaginant son Boccanegra que dans un théâtre assez grand pour aligner de telles clefs de fa, Verdi avait réclamé un ténor aussi. Et la bonne voix de Francesco Demuro (Gabriele Adorno) ne fait rien pour atténuer cette impression d’accessoire. Tout autre est Amelia, héritière d’origines parfaitement mélo, et mélodieuses, belcantiste avec grâces dans son air comme dans son ineffable duo avec Boccanegra. Elle se haussera à l’épique. On y a entendu Anita Hartig, intense jusqu’au bord de la rupture vocale, sorte de Cotrubas à la fragilité fière, intéressante à chaque instant de son chant. Nul doute que Maria Agresta n’y soit excellente sur tous les plans.

"Simon Boccanegra" (09 11 2018) : Mika Kares (Jacopo Fiesco) & Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) / © Agathe-Poupeney (OnP)

“Simon Boccanegra” (09 11 2018) : Mika Kares (Jacopo Fiesco) & Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) © Agathe Poupeney (OnP)

"Simon Boccanegra" (09 11 2018) : Nicola Alaimo (Paolo Albani) / © Agathe-Poupeney (OnP)

“Simon Boccanegra” (09 11 2018) : Nicola Alaimo (Paolo Albani) © Agathe Poupeney (OnP)

Excellent Paolo de Nicola Alaimo, mordant, à l’aigu péremptoire, avec un caractère et même un cachet. On ne demandera plus à aucune basse d’avoir le creux, le mœlleux, le gras dans la voix aussi, d’un Kipnis ou d’un Pinza : Mika Kares (Jacopo Fiesco) se contente d’y être en tout point irréprochable, ce qui est assez beau. Mais le miracle est Ludovic Tézier, maître  désormais du cantabile verdien le plus parfait qui soit, et qui trouve des couleurs, une intensité d’engagement, un lyrisme amer qui le propulsent dans une autre catégorie, réservée aux rarissimes ! Jusqu’où n’ira-t-il pas, maintenant ?

À de tels interprètes Fabio Luisi laisse leur respiration et semble d’avance modeler leur phrase. Excellent ! et d’autant mieux que la musique court de pupitre à pupitre, fluide, désépaissie, formidablement jouée. Chœurs splendides avec José Luis Basso. Soirée de pierre blanche.

Opéra-Bastille, 9 novembre 2018

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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