Quelle riche mémoire nous retrouve, sitôt franchies les portes de l’Athénée ! Historiquement ce fut le Théâtre de Louis Jouvet et les plus anciens y ont leurs plus beaux souvenirs de théâtre. L’hiver 1946/47, interne à Louis le Grand, je découvrais aux matinées du dimanche L’Ecole des Femmes d’abord, inoubliable modèle d’invention classique, et Ondine, Knock, plus tard Tartuffe et Dom Juan. Il n’est pas difficile en fermant les yeux de réentendre la voix inimitable, qui semblait ne jamais cesser de s’imiter elle-même !
Ont suivi dans un tout autre registre les lundis soirs des années 70/80 où Pierre Bergé régalait Paris des voix les plus choisies dans leur meilleur répertoire. Jessye Norman, Ileana Cotrubas, Brigitte Fassbänder, je cite au hasard. N’allez pas croire que cette accumulation de grandes ombres ait en rien impressionné Stéphane Degout. Il est là, dans la jeunesse de ces quarante ans qu’il semble avoir toujours eus, et qu’il semble porter encore, inaltérable de timbre, de savoir et, n’hésitons pas à le dire, de perfection musicale et vocale.
Il se lançait dans l’aventure la plus ingrate qui soit, un plein programme de mélodies françaises. Quel univers, autrement disparate que le lied (que celui-ci se veuille naïf ou davantage littéraire). Notre mélodie à nous, Français, est de salon le plus souvent ; trop souvent liées à des poèmes qui ne la méritent pas, s’y affadissant dans le mièvre ; parfois s’inventant des défis, des complications pas forcément nécessaires. On y intellectualise volontiers, on y symbolise à outrance. Le rapport mots/mélodie s’y trouve plus d’une fois perdu. Mais dans les réussites, quelle foison !
L’intelligence des mots, la beauté de la voix (d’une souplesse, d’une réponse stupéfiante aux nuances littérales ou émotionnelles) s’imposent dans les divers groupes de Debussy/Verlaine en tête de programme. Ces deux-là se sont trouvés idéalement, et Degout, Alain Planès aussi, pianiste inouï dans sa palette de sonorités, et partenaire à 100%. Si on aime moins les Mallarmé, c’est que le chichi littéraire un peu snob de Debussy (et de Mallarmé) s’y expose à un degré de manières, d’artifice qu’il est permis à l’auditeur de trouver excessif.
Plus purement mélodiques sont Fauré, Chabrier et surtout Duparc. En un sens le sommet de la soirée fut un vertigineux Promenoir des deux amants, dit avec une sûreté de mots, une poésie et une simplicité ineffables (Planès aussi semblait dire son piano). Mais les merveilles furent de chant, du chant pur. Citons. Au bord de l’eau, les Berceaux, Clair de lune et surtout Mandoline, de Fauré ; l’irrésistible Chanson pour Jeanne, de Chabrier, où Degout a montré des nuances et des douceurs que nul autre texte n’a ainsi sollicitées de lui. Et dans ses Duparc les exemplaires Extase, Chanson triste et Lamento (et Diane, Séléné, le III de l’Horizon chimérique, qui nous ont donné soif pour les trois autres). Degout en mélodies ne craint pas les challenges : on se souvient d’un programme Ravel/Poulenc (ici des Apollinaire seulement). Il lui est venu un charisme d’apôtre et de missionnaire, un sourire aussi, qui a déraidi quelque chose de gourmé qui lui allait très bien, mais cachait (refusait) la merveilleuse sensibilité dont nous a fait part, ce soir, son Chabrier. Demeurent d’ailleurs, presque partout, la sévérité musicale, la réserve émotionnelle, l’objectivité dominantes, qui sûrement périment le flou sentimental et littéraire où se complaisait toute une génération antérieure de mélodistes français. Je ne nommerai personne…
Théâtre de l’Athénée, 25 février 2019
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