La bombe Scarlatti

Une bombe en effet, une explosion pendant très très longtemps différée. L’Histoire ne s’est gardé qu’une seule, et bien médiocre, raison de retenir ce nom. Domenico Scarlatti est né la même annus mirabilis, 1685, qui donnait le jour aussi à Jean-Sébastien Bach et Georg Friedrich Händel. Les deux colosses, aussitôt reconnus, aussitôt publics, eurent tôt fait d’éclipser le troisième, qui demeurait volontiers marginal, pour ne pas dire clandestin, un rien sulfureux. Ne se produisant guère qu’entre sa Naples natale et le Portugal et de la

façon exclusive qu’on va dire, il n’était guère en compétition personnelle avec les deux autres, résolument du Nord, eux, culturellement européens. (Ci-contre, Domenico Scarlatti à g. et Farinelli à dr.)

Domenico Scarlatti est resté l’enfant du soleil. Il n’était pas seul d’ailleurs. Contrairement aux deux autres il descendait, lui, de la cuisse de Jupiter. Son père Alessandro était le grand homme, l’assoluto de Naples, richissime en oratorios notamment : le champion du style napolitain. Paris a mis en scène récemment l’un de ses plus célèbres, Caïn ou le premier homicide.

Assez significativement, tout le temps de la splendeur d’Alessandro, Domenico ne fit que ronger son frein, d’un air de faire exprès, doué pour tout et propre à rien. Papa mort, littéralement il éclata. Mais pour se taire, au moins quant au public. Les Reines s’emparaient de lui, Christine de Suède, l’interlocutrice de Descartes, à Rome. Puis Maria Barbara, surdouée au clavier (un clavecin à l’époque), reine à Madrid puis au Portugal. En souveraine, elle attacha Scarlatti à sa maison, en exclusivité (l’autre exclusif de la maison, en quelque sorte prisonnier dans une cage d’or, c’était Farinelli, qui ne chantait que pour Leurs Majestés, et toujours la même chose). Scarlatti pour sa part écrivait pour sa royale cliente Essercizi et Sonate, 550 de celles-ci, développant sa main déjà prodigieuse, la soumettant à ce challenge perpétuel, transcendant, elle aussi, de ne jouer que du Scarlatti !

Des siècles on n’en a eu qu’une idée vague. Au clavecin personne n’écoutait, même avec Landowska et Scott Ross. Vite le piano s’en empara, mais pour le jouer lisse, comme si c’était un vague cousin de Mozart ou Bach, et le jouant terne et bien peigné. Il a fallu que Lucas Debargue s’empare comme un fou de cette musique de fou, sans cesse relancée, sans cesse reprise, qui semble piétiner, mais toujours au galop, pour découvrir qu’on n’a rien entendu de pareil. Cela gicle, cela gifle, ne s’adoucit que peu, et jamais pour s’attendrir. Musique non faite pour plaire ni procurer des agréments, mais pour emporter. (Ph. © Xiomara Bender)

Un fabuleux coffret Sony de quatre CD offre un dixième à peu près de cette musique insolente autant qu’insolite, jouée avec une virtuosité et une évidence elles-mêmes folles par Lucas Debargue, surplombant, et de loin, tout ce qu’il a fait jusqu’ici. Et dans quel son foudroyant ! Il faut avoir cet ouragan chez soi. Cela nettoie!

La merveille est qu’en même temps Martin Mirabel fasse ses excellents débuts en écriture en racontant Scarlatti, nous montrant Naples et la Péninsule Ibérique derrière, présentes, et ces Reines, et le côté Rocambole d’un musicien décidément à part, et décidément fascinant (152 p.).

Double découverte. Et émanant de jeunes, très jeunes : 28 ans l’un comme l’autre ! Bravo. Non, la France culturelle la plus jeune n’est pas désabusée et indifférente à son propre désastre comme tant qui ont précédé.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

Laisser un commentaire