La Quatorzième valse

Dinu Lipatti à Besançon le 16 septembre 1950 (Ph. X)

Ne laissons pas toutes les commémorations du 2 décembre aux Napoléon, sacre, coup d’état. Pour quelques​-​uns, certes plus tout jeunes, le 2 décembre marque quelque chose d’unique, inoubliable. En 1950. Nous étions réunis, mes camarades et moi, ​et ​nous allions comme souvent le dimanche écouter ensemble le concert dominical retransmis d’un des orchestres parisiens.​ ​Ils étaient quatre alors, mais ça ne faisait pas un gros total de musique classique sur la RTF. Avant la retransmission le speaker (voix policées d’alors) nous annonça la mort de Dinu Lipatti, 33 ans. La maladie l’avait tué. Nous avions la gorge serrée, nous l’aimions, son Jésus​,​ que ma joie demeure était la plus belle chose que la radio passât, souvent. Nous perdions un aîné, oui, aimé.

Et l’incroyable se produisit. Alors qu’on venait de nous annoncer la mort de Dinu Lipatti, nous jaillit aux oreilles et à l’âme la preuve qu’il n’était pas mort. La RTF s’était déplacée à Besançon pour son récital de ​s​eptembre, quand déjà on s’attendait au pire. Le risque d’une défaillance en plein récital était tel qu’on renonça à le diffuser en direct : mais on l’enregistra. Dieu seul sait par quel sursaut d’énergie un Lipatti sans jambes, moulu, exsangue trouva la force de monter à son podium, d’aller au bout de son programme​ :​ Bach​,​ la ​Première Partita, Mozart, la K​.​ 310, Schubert, deux Impromptus, et les Quatorze Valses de Chopin. Eh bien, ce programme testamentaire qu’à Besançon même cet après-midi de septembre le public ému désespérait presque d’entendre, ​le ​voilà : la RTF s’était gardée de le diffuser et nous le donnait, ce dimanche soir, en démenti de la mort, victoire sur la mort. Cette fin d’après​-​midi m’est restée inoubliable. J’ai eu le privilège, pour le soixantenaire du récital, d’aller Salle du Parlement à Besançon.​ ​Monté sur une sorte d’estrade, je voyais les gens autour de moi et réalisai​​ soudain que je devais me trouver à l​’endroit même où le piano de Lipatti avait été placé. Gorge serrée, la parole d’abord me manqua.

Dinu Lipatti à Besançon le 16 septembre 1950 (Ph. Mensy)

Le très peu qui reste d’un génie de la musique et du piano parti si tôt a été pieusement recueilli par le disque, à commencer par le même programme enregistré à Genève ce même juillet, la dizaine de jours que dura la récession du mal. On y ajouta plus tard la bande nettoyée de ce qu’avait diffusé la radio. Émotion, en entendant les mains du pianiste d’abord effleurer le piano en des sortes d’arpèges. Des peccadilles de doigts étaient gommées, comme savent faire les ingénieurs. Et ça suffisait pour nous remettre à genoux.

Yvette et François Carbou, pour les disques Solstice, viennent de faire mieux. Ils nous donnent la chose même, la bande diffusée, non nettoyées. On entend l’attente du public, les applaudissements chaleureux d’entrée et formidables ensuite. On entend, ou j’ai cru percevoir, la main du pianiste ajustant son tabouret. Surtout, surtout on entend cette musique, à un rien près jouée avec le même engagement, la même joie de jouer, la même souveraineté que dans le studio de Genève, avec la dimension supplémentaire : l’impact d’une sonorité qui nous saute à la figure, imposant une évidence de présence comme peu de témoignages savent en donner. Mort, où est ta victoire ? Lipatti nous revient, et nous donne une leçon de vie. Il est allé au bout, il a fallu l’aider à remonter ses marches. Et sitôt rassis, sur les touches cet affleurement d’arpège. Il est allé plus loin qu’aucun être au monde n’aurait pu. Dans l’emportement du moment personne n’a remarqué qu’il sautait une valse. Elles ne sont là que treize. La Quatorzième, il l’a emportée avec lui, très haut au​-​dessus de nous. Et tout près…

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A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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