Souverain Schubert

Un portrait de 1827 de Franz Schubert, peinture à l’huile sur bois par Gábor Melegh
(G. Dagli Orti / DeA Picture Library / Learning pictures)

 

Est-ce à croire ? Il y a cinquante ans, personne ou presque à Paris n’écoutait Schubert, ne le connaissait. Il est vrai qu’au festival du centenaire de sa mort en 1928, Rachmaninov invité (et immense musicien et pianiste) ne savait pas qu’il existait de lui des sonates. Il ne lui attribuait que des Impromptus, et œuvrettes. Pionnier et s’effaçant, Noël Lee jouait pourtant les Sonates à Gaveau, et le con moto de la Sonate en ré peut-être comme personne depuis, et les enregistrait pour Valois. Paris n’écoutait pas. En 1978 seulement Philips publia la presque totalité du piano solo de Schubert par Alfred Brendel. Ce fut un engouement, une mode, un must, bientôt un raz-de-marée. Tant mieux. On ne revient jamais assez au piano de Schubert. C’est une école d’écoute, un enchantement. Et des profondeurs douloureuses qui constamment y affleurent.

Hasard de programmation ? En tout cas le Théâtre des Champs-Elysées vient de nous offrir en trois soirs le meilleur de Schubert, et par les interprètes les meilleurs. En vedette des deux premiers, Elisabeth Leonskaya, dernière peut-être de la race des Grands Anciens, main de fer sous un gant de velours. Et quel velours, en effet, dans cette sonorité qui sait se faire moelleuse, et toujours chanter.

Le 30 janvier, dans les deux Trios, la violoniste Liza Ferschtman et le violoncelliste Jakob Koranyi n’étaient pas exactement du format de Madame.

Elisabeth Leonskaja / © Julia Wesely – Quatuor à cordes Staatskapelle de Berlin / © Simon Pauly

Métamorphose le 31 janvier avec La Truite, éblouissante de grâce et de vivacité, où ses partenaires étaient les super pros du Quatuor à cordes de la Staatskapelle Berlin. Ceux-ci se retrouvaient seuls dans l’autre Quintette, celui pour deux violoncelles, où la douleur, la solitude, le pressentiment trouvent leurs accents le plus extraordinaires. Emotion à serrer la gorge (et empêcher les gens de tousser). On a entendu deux musiciens aussi différents qu’Arthur Rubinstein et Elisabeth Schwarzkopf dire que c’est cette musique là qu’ils souhaitaient entendre à l’heure de la mort. Mais nous étions au ciel !

Le 5 février, piano seulement. Mais les trois dernières sonates, colossal programme que Jeanine Roze, qui le suit et le fait avancer depuis ses débuts, confie à Adam Laloum.

Adam Laloum durant le bis (X)

Le sang-froid (avec témérités), la poésie (avec abîmes), la sonorité épousant la moindre nuance émotionnelle avec une pudeur et une vérité de chaque instant, tout cela rendait la première partie du programme, Sonates D. 958 et D. 959, déjà mémorable. Mais quel terme alors employer pour la D. 960, la mieux connue (désormais même des bambins s’y mesurent, au disque !) et qui résume tout Schubert. Elle sinue, serpente, le fil se perd, se reprend. Cela module, mystérieusement. L’immense Molto moderato initial est à la fois sous-bois et rivière, pénombres et demi-jours. Faire sonner cela, cette continuité, et aussi les plongées qui soudain la brusquent, demande un génie du toucher, des étagements, des contrastes. Et il se pourrait que l’incroyable deuxième mouvement, si dépouillé, si frileux pourrait-on dire, ait été mieux décanté encore, mieux chanté. Merveilleuse vraie éclosion pour un pianiste qui volontairement se cache, mais ici éclate en pleins feux. On ne désire pas de bis après pareil programme, mais comme on est heureux de l’avoir eu ! D’un simple Moment Musical, Schubert et Laloum effaçaient tout ce qui précédait, dans un mariage magique, presque mystique, de mi-voix et d’âme.

Théâtre des Champs-Elysées, 30-31 janvier & 5 février 2020

 

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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