Lotte Schöne retrouvée !

Mélisande

Nul n’a mieux mérité, et noblement porté son nom, qui n’était pas un nom de théâtre, mais nom vrai : Lotte Schöne, partout dite ‘die schöne Lotte’ : Lotte la Belle. Sa carrière de chanteuse s’est déroulée pratiquement toute entre deux sommets : Vienne dix ans, dès ses débuts. Déjà Chérubin et Blondine de Mozart, elle était un des Enfants Non-Nés à la création de la Femme sans ombre, de Richard Strauss. Dix ans de Berlin ensuite, à l’appel de Bruno Walter qui perçut en elle, au-delà des légèretés et du brio, la pâte lyrique plus humaine, plus profonde. Il la fit débuter dans Bohème, non plus en Musette mais en Mimi. Il la portera jusqu’à Liù de Turandot et même Butterfly. Inoubliable Mélisande. En Pamina, irremplaçable. Années d’accomplissement magiques, et comme elles n’étaient possibles qu’à Berlin, alors, mais dix seulement. En juin 1933 elle chantait Gilda, le public la réclamait, faisait relever dix fois le rideau de fer. Il savait qu’elle allait partir, voulait la retenir. Elle m’a dit quarante ans plus tard : « Ils pleuraient, me suppliaient de rester. Et c’est peut-être les mêmes qui, sur le chemin du retour, lapidaient la vitrine du tailleur parce qu’il était juif ». Il n’y pas plus simple, émouvant et, hélas, définitif. Paris lui fut asile, elle y refit, dans un français exquis, sa Mélisande de Berlin. Mais quelque chose était tranché dans cette immense carrière qui ne faisait qu’ouvrir ses ailes. Pendant la guerre elle alla se cacher dans le sud des Alpes avec son fils. En 1949 elle retournera à Berlin pour y chanter Suzanne des Noces — le geste du pardon. Je dois dire n’avoir jamais rencontré femme ayant traversé pareilles épreuves et aussi dénuée de ressentiment. Elle avait pardonné à la vie, et aux autres. Cela se voyait dans le sourire qu’elle vous adressait, et aux enfants surtout, dans le jardin de sa petite maison de Bobigny où couraient les chiens. La beauté s’invente, souvent. Pas la bonté. Elle, c’est d’elle-même qu’elle rayonne.

On a mis des années à rassembler les souvenirs de sa voix. Il y en a cinq CD ! Et quel parcours ! Le premier rassemble les exemples de ses rôles d’alors, à la mode d’alors, Page des Huguenots, Philine de Mignon, choses datées (et enregistrement daté), mais avec un rire dans la voix, un timbre et un legato d’une pureté uniques, et un trille, un trille à faire perdre la tête. Pour le deuxième, surtout de l’opérette, viennoise avec tout le charme du monde (et des trilles !), ou berlinoise, plus pointue de caractère. Irrésistible retour au passé. Troisième CD, le cœur même : la mort de Liù (à pleurer) ; Pamina et Despina, deux moments de Butterfly bouleversants et une “Petite table” de Manon, en allemand, à se mettre à genoux. Sublimes Schubert (trop peu) et Hugo Wolf. C’est elle qui était désignée pour tenir sa partie dans la Hugo Wolf Society qui dès la fin des années 20 découvrait Wolf au public. Elle les enregistra. Ils disparurent. Juive, elle était indésirable, même en disque, invendable en Allemagne et la Society la remplaça par une Helvète, parfaitement neutre. Etonnant exemple de “solution finale”.

Le reste, ce sont merveilleux lieder pour la radio, Schumann essentiellement (un Mondnacht à pas loin de soixante ans, d’une poésie suspendue, d’un silence intérieur, ineffables). Mais aussi tout un choix de mélodies de Fauré à Debussy et Roussel, où on ne sait quoi admirer le plus : le timbre, l’art de la musicienne, ou ce français, avec sa pointe d’exotisme, mais une transparence et un soin des mots qui feraient honte à bien des chanteuses françaises.

Précipitez-vous vers ce miracle. Un chant virtuose, jusqu’à l’étourdissement, quand il le faut. Mais d’abord un chant humain, uniquement humain, qui dit l’émotion, et cache la chanteuse. Chanteuse, oui, qui a eu beaucoup à se cacher. Dans les Alpes. Et pour finir, à Bobigny, dans les fleurs de son petit jardin. Vous revoilà vivante, Lotte chérie, puisque votre âme et votre chant ne faisaient qu’un. C’est le génial magicien du son, Ward Marston, qui a réussi cela. Il doit en rester quelques-uns sur les sites. Quand ce sera parti, pas de chance que ça se retrouve… N’attendez pas trop !

André Tubeuf

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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