Les enfants terribles – De Melville à Philip Glass – Le journal de Cocteau – Le « quatre pianos » de Bach – Le centenaire de Pelléas – La maison de Milly

photo de Cocteau Jean Cocteau : le regard du poète (AFP/Archives/STF/UT)

Jean Cocteau savait épouser son temps, le précéder même, comme en témoignent ses Enfants terribles — roman à l’origine, pièce radiophonique (avec une musique d’Henri Sauguet) en 1947, film en 1950 dans la belle adaptation de Jean-Pierre Melville, enfin opéra traditionnel, si l’on peut dire, orné d’une partition composée, il y a une quinzaine d’années, par Philip Glass. Ce dernier avatar des Enfants terribles est actuellement à l’affiche (et jusqu’au 2 décembre) du Théâtre de l’Athénée.

Et c’est vraiment un document d’époque, un temps où les désordres quotidiens, les relations passionnelles des adolescents d’alors ignoraient les bruits du monde. Ce huis clos n’est pas seulement l’enfermement de quatre personnages, qui ne connaissent encore ni Jean-Paul Sartre, ni Mao (mais où rode déjà, néanmoins, l’ombre de Freud), mais aussi l’écho des troubles ressentis par un auteur à la vie compliquée. La virtuosité du langage, les brisures du récit, les pirouettes de l’écrivain donnent une saveur particulière à ce texte de 1925, rédigé très rapidement après une cure sévère de désintoxication, texte qui, édité en 1930, deviendra la référence d’une certaine adolescence libre, brouillonne et tourmentée.

Une boule de neige
Le roman, sans doute un peu daté, conserve son charme ; mais le passage dans le champ de la création lyrique est problématique, malgré le soin apporté à la représentation de l’Athénée, l’habileté de la mise en scène de Stéphane Vérité qui jongle avec l’exiguïté du plateau, les costumes d’Hervé Poeydomenge et les images numériques de Roman Sosso lesquelles nous entraînent d’emblée dans cette tempête de neige, premier indice de l’intrigue. Cocteau nous a prévenus : Les Enfants terribles commencent avec une boule de neige et s’achève avec une balle de revolver… Etats d’âme entre les deux, entrecroisement des sentiments, pulsions et délires, dont la perception, hélas, butte sur une prosodie maladroite sinon sur les faiblesses d’une distribution inégale (Guillaume Andrieux et Chloé Brot, frère et sœur ; Almaya Dominguez et Olivier Dumait) qui peine à faire passer le texte de notre grand manipulateur verbal. Quant à la musique de Philip Glass, destinée à trois claviers et défendue par Anne-Céline Barrère, Nicolaï Maslenko et Emmanuel Olivier, elle est obstinément répétitive, marque de fabrique aujourd’hui épuisée, pour moi insupportable.


Le huis-clos de l’Athénée. Paul et Elisabeth, ou le mal du siècle (Ph. Frédéric Demesure)

Avec Bach en prime… Avec Bach en prime…

Drôle d’époque
S’il était encore de ce monde, et spectateur de l’Athénée, je pense que Cocteau aurait eu quelques-unes de ces phrases assassines dont il jalonna son Journal, et aurait sûrement expliqué combien il préférait la musique du film de Melville : le Concerto pour quatre clavecins d’après Vivaldi (version quatre pianos) de Jean-Sébastien Bach. Cocteau, en date du 2 novembre 1952 : « Je constate que, depuis le film des Enfants terribles, on ne cesse de jouer à la radio le Concerto pour quatre pianos Bach-Vivaldi. (On ne le jouait plus nulle part.) C’est toujours un des bienfaits du cinématographe. Je me rappelle qu’après les Enfants terribles, Francine (Weisweiller) en trouva une pile dans un magasin de disques des Champs-Elysées, et comme elle demandait le concerto pour quatre pianos, on lui dit : « Vous voulez dire la musique des Enfants terribles » (sic). Drôle d’époque. » Epoque, dont Cocteau était moins le témoin que l’officiant prestidigitateur.

Duo Poulenc-Bernac
J’en garde quelques souvenirs personnels très vifs : long moment passé dans le fameux appartement du Palais Royal, déjeuner au Grand Véfour (où Cocteau avait sa place d’angle réservée) pour un projet d’album discographique consacré à Erik Satie que devait publier la société Véga. « Enregistrez vite les mélodies avec Bernac, me dit-il ; il commence à n’avoir plus beaucoup de voix. » Ce qui fut fait, avec Poulenc au piano. Crise chez Véga, l’album en panne. Il reste quelque part, dans un recoin d’une compagnie de disques, une bande où sont gravées les quinze ou vingt minutes de la prestation de Pierre Bernac. Qui les retrouvera ?

Une jeune morte
Et surtout ce Pelléas et Mélisande dont j’avais soufflé l’idée à Jacques Pernoo, directeur du Festival international de Metz, à l’occasion du centenaire de Claude Debussy. La veille de la représentation, Cocteau m’avait fait part, pour mon journal, de quelques réflexions (« tu notes, n’est-ce pas ?) : « Depuis longtemps on m’avait pressenti pour Pelléas, mais j’avais refusé, refusé à Jacques Rouché, à la Scala de Milan, au Metropolitan Opera. Que voulez-vous, quand deux chefs-d’œuvre sont déjà mariés, il faut être modeste. Et j’ai accepté à Metz parce que je suis président du festival, parce que j’ai réalisé sept vitraux pour l’église Saint Maximin et aussi parce que Denise Duval chante Mélisande (…) Pour cette représentation de Metz, j’ai simplement repris les décors de la création de Jusseaume, que j’ai reproduits en traits légers sur des surfaces translucides. Je me rappelle une conversation avec Debussy à ce sujet ; je lui faisais grief de la lourdeur des costumes de Jusseaume et il m’a répondu : « Il faudrait un Japonais pour les peindre ». Enfin, Metz en septembre 1962 : « Il faut se débrouiller, faire des courses. Surtout ne le dites pas, j’ai été acheté des fleurs pour Mélisande au cimetière. On m’a demandé l’âge de la morte. J’ai dit que c’était une jeune morte de 100 ans »…

Cocteau à Milly Cocteau à Milly : « Peu importe nos pauvres disputes »

La maison du bailli
Deuxième volet des festivités Cocteau à l’Athénée : La Voix humaine, du 7 au 15 décembre. Jean Cocteau et Francis Poulenc, associés dans cette  réussite. Stéphanie d’Oustrac dans le rôle de l’amante abandonnée, créé par Denise Duval sur la scène de Favart, il y a cinquante-trois ans. Et pour le prochain week-end, si l’Ile-de-France n’est pas, pour vous, le bout du monde, visitez la maison de Milly-la-Forêt, cette « maison du bailli » que Cocteau acquit en 1947 avec Jean Marais et où il y mourut le 11 octobre 1963. Maison-musée, superbement restaurée grâce à l’intervention de Pierre Bergé, où sont rassemblés de précieux documents.

Promenade délicieuse
Journal, janvier 1952 : « Comme on est loin à Milly de tout ce monde qui ne contrôle plus ses nerfs. Promenade délicieuse dans le jardin et le bois. Tout travaille et s’efforce de renaître. Tout se prépare trop vite, trompé par le soleil. L’année dernière la campagne avait commis cette imprudence. Une nuit de gel la tue. On voudrait dire à chaque arbuste : « Prends garde ». Mais la sublime bêtise des sèves ne nous écouterait pas. Un mécanisme aveugle et sourd les dirige. Peu importe nos pauvres disputes sur le diable et le bon Dieu. »

Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason de décembre : « Ce jour-là : 17 décembre 1865 »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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