De Beethoven à Tchaïkovski – L’exigence des agents – Le choix de Virgil Thomson – La sublime musique de Gesualdo – La Légion d’honneur de Ravel

D’où vient l’importance des orchestres symphoniques dans notre vie musicale (et leur mode de programmation), sinon du système financier qui gère leur existence ? Budgets inévitablement élevés et pratiquement incompressibles qui, de surcroît, malgré les aides publiques conséquentes, dépendent en partie des recettes. Même si quelques écarts sont autorisés, et quoiqu’il n’y ait jamais de certitude en ce domaine, il est donc plus raisonnable de programmer les auteurs capables de faire le plein. On les connaît : de Beethoven à Ravel, en passant par Brahms, Mahler et Chostakovitch. Une liste limitée dont, depuis la vogue du baroque authentique, on a exclu Bach, Haendel et Mozart.

 

Gustav Mahler

Gustav Mahler, compositeur et « chef moderne »…

 

Et si vous jouiez Dvorak ?
On sait également que le public est sensible à la présence d’un soliste prestigieux, et que ledit soliste, à la fois pour s’assurer un succès conforme à son statut et afin de limiter l’étude d’œuvres nouvelles, campe sur son répertoire. Pour un violoniste, quoi de mieux que le Concerto de Beethoven ou celui de Tchaïkovski ? Il y a sans doute un plus grand choix pour le piano : cinq Beethoven, deux Brahms, un Schumann, sans compter quelques Russes dont Rachmaninov, Prokofiev et toujours Tchaïkovski. Plus compliqué pour les violoncellistes : c’est Rostropovitch qui, malgré sa gourmandise en matière de nouveautés, ne pouvait imaginer une finale de son concours sans le Dvorak… Invité à Londres par un orchestre britannique, il avait envoyé à son agent une liste de propositions — mais l’agent lui répondit : « Et si vous jouiez le Dvorak ? » Oui, les agents sont de redoutables émissaires du conservatisme, quelques journalistes aussi…

 

Un esprit paradoxal
Je me souviens de Virgil Thomson, compositeur américain et critique musical du New York Herald Tribune (à l’époque où ce grand quotidien disposait d’une équipe de sept critiques musicaux !) qui décidait parfois, et s’en vantait mais c’était un esprit très paradoxal, de courir à Brooklyn pour écouter un groupe inconnu le soir où Stokowski officiait à la tête du Philharmonique de New York…

Quant à la musique contemporaine, elle présente tous les défauts : elle nécessite un nombre de répétitions non prévu dans le tableau de service ordinaire d’un orchestre, elle exige généralement la présence de supplémentaires, tel un bataillon de percussionnistes, elle génère une dépense particulière pour régler la location du matériel (c’est-à-dire les partitions pour les musiciens) ainsi que les droits d’auteur, elle suppose un grande disponibilité du chef et/ou du soliste, elle présente le risque afférent à toute nouveauté et parie, mais c’est un peu osé, sur la curiosité des abonnés, lesquels, pour ne rien arranger, ne se lassent jamais d’entendre Beethoven, Brahms et Tchaïkovski… Il fut un temps où, titulaire d’une tribune dans un quotidien national, je partais en guerre contre le conformisme des programmes ; je ne regrette pas ce donquichottisme, même si je sais qu’il ne parvint même pas à culpabiliser les responsables de cette situation…

 

Le prince de Venosa
Ce que je déplore, ce n’est pas le ressassement de génies évidents, mais l’exclusion d’autres génies, qui n’entrent pas dans le champ de la musique symphonique. J’y pensais, l’autre soir, en écoutant dans la salle de projection de l’Ircam (salle petite, mais bourrée, je dois dire) la sublime musique de Carlo Gesualdo, prince de Venosa (1566-1613), habilement mêlée aux différentes parties d’Iconica, œuvre du jeune et talentueux italien Marco Momi. Pour diriger les Répons de l’Office des Ténèbres du Samedi Saint, triomphe d’une polyphonie constamment inventive, Rachid Safir, à la tête des Solistes XXI, est vraiment l’homme de la situation. Quant à la confrontation de deux époques, elle fonctionne particulièrement bien dans le registre vocal. Dans les années soixante, alors qu’on fustigeait les pompes du romantisme, on entendait dire parfois : décidément, il n’y a rien entre Gesualdo et Stockhausen… Ce que les orchestres symphoniques, aussi bien à Londres qu’à Paris, à Chicago qu’à Tokyo, démentent avec éclat !

Marco Momi

Marco Momi, jeune auteur à l’Ircam… Ph. Guido Suardi

 

 Scandaleux !
Lu dans la presse : « Etant fermement attaché à ma liberté de pensée et de création, je ne veux rien recevoir, ni du pouvoir actuel, ni d’aucun pouvoir politique quel qu’il soit » — signé Jacques Tardy, lequel, célèbre auteur de bandes dessinées, me dit-on, vient de refuser la Légion d’honneur. Mais propos scandaleux, qui laisse supposer qu’un artiste dont le travail bénéficie d’argent public, ce qui, dans l’univers musical français, concerne pratiquement tout le monde, perd sa liberté de pensée et de création… À ce propos, un certain Ravel Joseph Maurice, compositeur de musique, figurait dans la liste des nouveaux chevaliers publiée dans le Journal officiel du 15 janvier 1920. L’auteur du Boléro n’avait rien demandé mais sans signifier publiquement un refus, il omit de régler les frais correspondants à cette promotion et fut donc radié. Petit scandale dans la presse. Et ce mot sanglant d’Erik Satie : « Ravel refuse la Légion d’honneur, mais toute sa musique l’accepte ! »

 

Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason de janvier : « Ce jour-là : 30 avril 1902, la création de Pelléas et Mélisande »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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