Une Société d’ésotérisme – La musique en partage – Le public de Mozart – Lounatcharski et Prokofiev – Paris-Berlin – Lutoslawski, lecteur de Robert Desnos et d’Henri Michaux

Où est le temps où Claude Debussy, grand amateur de paradoxes, pouvait tranquillement écrire : « Vraiment, la musique aurait dû être une science hermétique, gardée par des textes d’une interprétation tellement longue et difficile qu’elle aurait certainement découragé le troupeau de gens qui s’en servent avec la désinvolture que l’on met à se servir d’un mouchoir de poche ! Or, et en outre, au lieu de chercher à répandre l’art dans le public, je propose la fondation d’une « Société d’ésotérisme musical » ?

Qui oserait lancer aujourd’hui une telle provocation, politiquement si incorrecte ?

 

Un récital citoyen

Cela dit, il y a la chose, et il y a les mots… On jongle aujourd’hui avec la « musique en partage », les « concerts de la solidarité », la « dimension participative » des Journées européennes de l’opéra 2012, organisées « sous le signe de la Citoyenneté » (sic !). De la même veine, je propose quelques autres formules bien dans l’air du temps : un « festival de la concertation », par exemple ; « un orchestre alternatif », des « violons de la convivialité », un « concert pour tous », « une gamme démocratique », un « récital citoyen », sans oublier un « Quatuor des nuisances sonores » et une petite « Sonate de la précarité ».

Tout cela révèle, en réalité, au-delà d’arrière-pensées politiques, le désarroi des acteurs culturels qui constatent (et déplorent) le fossé creusé entre ceux qui produisent nos musiques (classiques, contemporaines) et ceux qui sont censés les consommer. Ce fossé est-il nouveau ? Une réponse honnête ne peut être que négative, mais jusqu’à présent qui le constatait (qui le déplorait) ?

On avait hérité de la culture des princes et des salons, sans s’en émouvoir. Et, quoique ayant été créés devant quelques centaines de personnes, mettons, dans certains cas, quelques milliers d’amateurs, les opéras de Mozart ou les symphonies de Beethoven ne portaient nulle trace d’infamie. Une poignée de consommateurs au départ, mais une trace parfois durable et, avec le temps, une véritable percée dans un plus large public. On ne peut exiger tout à la fois la suprématie du qualitatif et du quantitatif, la compréhension immédiate et l’imprégnation dans la durée. Répondre, pour s’en consoler, « musique en partage », « convivialité », « citoyenneté », c’est, si j’ose dire, noyer le poisson dans un langage repeint aux couleurs de l’époque. C’est nier les raisons d’une incompréhension.

 

La Révolution d’Octobre

Tout cela pose un problème politique à l’égard des compositeurs qui, particulièrement en France, vivent largement des crédits publics pour leurs commandes et la diffusion de leur musique, et dont les œuvres, par leur nouveauté, leur modernité, ne recueillent qu’une adhésion limitée, générant un malentendu, parfaitement illustré dans l’histoire récente par les relations des compositeurs russes avec les autorités soviétiques après la Révolution d’Octobre.

Dans un premier temps, le discours fut, et c’est le langage que tint Anatoli Lounatcharski, commissaire du peuple à l’Instruction publique, à Prokofiev en mai 1918, au moment où l’auteur des Trois Oranges avait décidé de développer ses talents sous les cieux plus cléments de l’Occident : « Vous êtes un révolutionnaire dans le domaine de la musique, tandis que nous, nous le sommes dans celui de la vie. Nous sommes faits pour travailler la main dans la main. Toutefois, si vous désirez partir, je ne m’y opposerai pas. » Prokofiev saisit l’occasion et prit le premier bateau pour San Francisco via Vladivostok et Yokohama. Treize ans plus tard, après le constat de l’inévitable divorce entre le discours prospectif de créateurs aventureux et le public auquel ils sont censés s’adresser, le propos sera nettement moins libéral – Paul Weiss, au nom de l’Association russe des musiciens prolétariens : « L’art prolétarien ne doit pas être au-dessus de la mêlée, mais doit y participer. Il doit être réaliste ». Puis, Jdanov : « Tout ce qui est accessible n’est pas génial, mais tout ce qui est vraiment génial est accessible, et d’autant plus génial que plus accessible aux larges masses du peuple. »

Blog Samuel
Assemblée de l’Union des Compositeurs : Prokofiev, Chostakovitch et Khatchatourian Trois belles cibles pour le camarade Jdanov.

 

Paris-Plage

Certes, le « compositeur aventureux », qui coule des jours difficiles en France aujourd’hui, n’est pas menacé par un quelconque Goulag, mais son travail, et la diffusion de ce travail dépendent largement de crédits publics, et aussi de la considération que lui portent les pouvoirs officiels. Ce n’est pas en lui parlant de la « Musique pour tous », qu’on l’encouragera à s’engager sur les voies, toujours réinventées, de la modernité.

Il est très significatif qu’interrogée dans une émission de télévision, Anne Hidalgo, candidate déclarée à la succession du maire de Paris, ait répondu à la question : « Qu’avez-vous fait pour la culture ? » : « La Nuit blanche et Paris Plage », ajoutant, devant l’insistance du journaliste : « Et le 104 ! ». Et ce n’est pas un hasard si l’on constate que tant de compositeurs décident aujourd’hui de s’installer à Berlin… Vaste sujet sur lequel je ne manquerai pas de revenir. Oui, je sais, les politiques ont d’autres soucis…

 

Gloire à un Polonais centenaire !

Comme on pouvait l’imaginer, les bicentenaires de Wagner et de Verdi ont concentré pendant les premiers mois de l’année toute l’attention des programmateurs. Dans mon blog du 11 janvier, j’avais posé la question : et Alkan ? Et Benjamin Britten ? Je suis impardonnable de n’avoir pas ajouté, d’emblée, le nom d’un des compositeurs majeurs du siècle passé pour lequel nos amis polonais tentent à juste titre de nous mobiliser : Witold Lutoslawski (25 janvier 1913 – 7 février 1994). Son parcours fut exemplaire : de Bartók, dont il subit l’influence (époque de la Musique funèbre) aux  conquêtes du langage contemporain, qu’il pratiqua avec discernement et habileté, ainsi qu’en témoignent ses deux dernières symphonies ; il subit, lui aussi, les assauts de la censure soviétique, mais il fut néanmoins, non sans difficultés, l’une des têtes d’affiche du très éclectique Festival de Varsovie.

J’ajouterai que Lutoslawski était imprégné de culture française. Il parlait notre langue sans faute et presque sans accent ; il lisait nos poètes et mit en musique deux d’entre eux : Robert Desnos et Henri Michaux. Il fut naturellement l’un des premiers et grands invités du Centre Acanthes, en l979, en compagnie d’Henri Dutilleux, auquel on l’associait volontiers sans savoir si ce rapprochement lui faisait vraiment plaisir… Il fit partie également, dès 1977, du jury du Concours Rostropovitch, et son magnifique Concerto pour violoncelle que Slava créa à Londres en 1970 aura toujours été un choix pour la finale de la compétition. Et puis, c’était un homme délicieux, d’une grande élégance, d’une extrême courtoisie ; il se plia de bonne grâce à mes exigences de photographe…

Lutos
Witold Lutoslawski, un Polonais obstiné, réfléchi, détaché des diktats politiques et des révolutions gratuites.

 

Un prochain rendez-vous : l’exécution de la 3e Symphonie de Lutoslawski, le 7 juin, salle Pleyel, par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Jukka-Pekka Saraste, dans le cadre de Manifeste, lointain avatar d’Acanthes.

 

Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason d’avril : « Ce jour-là : 5 juillet 1913 – Une femme Grand Prix de Rome »

 

 

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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