Le blog de l’été (7) – Ce jour-là : 19 août 1929

 

Serge Diaghilew, monumental, indestructible…

Serge Diaghilew, monumental, indestructible…

Le voyage à Venise
Il était superstitieux, portait des amulettes, ne passait pas sous une échelle et consultait des cartomanciennes ; l’une d’entre elles lui avait dit : « Vous mourrez sur l’eau. » Diaghilew, qui aimait tant la vie, évitait les voyages en bateau. Il mourut à Venise, le 19 août 1929, dans sa cinquante-huitième année.

Ce jour-là, la compagnie des Ballets Russes, qu’il avait créée vingt ans auparavant et conduite de succès en triomphes, était en vacances. Avant même la fin de la saison londonienne, à l’issue d’un gala donné pour le roi Fouad, Diaghilew avait salué danseurs et danseuses, pris congé de quelques vétérans, souhaité à tous de bonnes vacances et promis d’excellents engagements pour la rentrée. On l’avait trouvé un peu fatigué, et amaigri, ce seigneur au monocle, avec sa mèche blanche se détachant sur ses cheveux teints, un œillet à la boutonnière, une moustache soigneusement coupée, et un visage, comme l’a décrit Serge Lifar, « monumental, indestructible, qui rappelait celui de Pierre-le-Grand.» Fatigué et, conséquence d’un diabète non soigné, le corps recouvert de plaies suppurantes, mais donnant le change…

 Le bel Igor Markevitch (1912-1983), dernier amant (DR)

Le bel Igor Markevitch (1912-1983), dernier amant (DR)

Le quatrième fils
Et puis, en la personne d’Igor Markevitch, Diaghilev venait de rencontrer son « quatrième fils.» Un grand amour, « une explosion d’enthousiasme extraordinaire », selon la formule de Richard Buckle. Igor Markevitch (seize ans, élève de Nadia Boulanger) avait obtenu un rendez-vous dans les salons du Grand Hôtel et avait confié à Diaghilev sa passion pour le Daphnis de Ravel.

Diaghilew : « Pourquoi s’exciter sur hier ? »
Réponse du jeune homme : « Je ne suis pas intéressé ni par hier, ni par aujourd’hui mais par ce qui est éternel ».

Le signe de croix
Une telle réflexion méritait que l’on s’intéressât à son auteur. Et si, dans la lignée des fabuleux Russes — Stravinsky, Prokofiev, dont le Fils prodigue venait d’être la dernière création — la Compagnie allait contribuer à la découverte d’un nouveau génie ? Donc, Diaghilew décida de parfaire l’éducation de son protégé et, dès le début de l’été 1929, il le rejoignit à Bâle, l’emmena à Baden-Baden où l’attendait Hindemith, puis à Munich où il avait invité Richard Strauss à déjeuner ; avec un passage obligé par une représentation de Tristan, et un Don Juan au Festival de Salzbourg. Folles journées. « Diaghilew, incroyablement gai et heureux, et Igor qui riait si fort que les larmes lui coulaient sur les joues. » Et puis, Markevitch part pour Vevey ; sur le quai de la gare, Diaghilew fait le signe de croix… C’est l’heure du dernier voyage. Destination : Venise.

Diaghilew arrive dans la soirée du 8 août au Lido, à l’Hôtel des Bains où l’attend Serge Lifar. Il est épuisé. Consultés dès le lendemain, les médecins parlent de rhumatismes, de surmenage, des séquelles de sa furonculose. Mais le mal empire, malgré les médicaments que Lifar lui fait ingurgiter. Diaghilew, lui, parle de la compagnie, échafaude de prochains projets… Le 12 août, il se met au lit pour ne plus se relever. Diaghilew télégraphie à Boris Kochno, engagé en qualité de secrétaire huit ans auparavant et auteur pour la Compagnie de nombreux arguments de ballets, dont le plus récent pour Le Fils prodigue : « Temps superbe. Ne m’oublie pas » ; puis, deuxième télégramme : « Santé pas très bonne. Quand viens-tu ? ». Enfin, le même jour, troisième télégramme : « Suis malade. Viens tout de suite ».

L’éminence rose
Le 17 au matin, Boris arrive : « Maintenant que tu es là, tout ira bien. » Quand Lifar quitte la chambre, Diaghilew lui parle de son amour pour Markevitch, de son idée de lui commander une partition pour un nouveau ballet d’après le conte d’Andersen, Les Habits neufs de l’Empereur — chorégraphie de Lifar, décors de Picasso, direction d’orchestre confiée à Otto Klemperer… Et c’est enfin l’arrivée inopinée de deux grandes amies, dont le yacht croisait précisément au large de Venise : Coco Chanel et Misia Sert. Misia (née Marie Godevska), l’étonnante Misia, la seule femme, dit un jour Diaghilew, qu’il aurait pu épouser, Misia mi-Princesse Yourbeletieff, mi-Madame Verdurin dans la Recherche du temps perdu, Misia qui avait servi de modèle à Bonnard, Toulouse-Lautrec, Renoir, Misia l’héroïne de Thomas l’imposteur, le roman de Cocteau, surnommée « l’éminence rose des Ballets Russes ».

Misia Sert (1872-1950), l’amie des peintres, mécène des Ballets Russes, confidente de Diaghilew, au bord du Grand Canal (DR)

Misia Sert (1872-1950), l’amie des peintres, mécène des Ballets Russes, confidente de Diaghilew, au bord du Grand Canal (DR)

Deux chiens furieux
Présente pour une brève visite en ce 18 août, rappelée d’urgence par Kochno dans la soirée : Diaghilew est dans le coma. Misia assista aux derniers instants de son héros, et le raconta : « Au soleil levant, son cœur, paisiblement, s’arrêta de battre (…) C’est alors que se produisit dans cette petite chambre d’hôtel où était venu mourir le plus grand magicien de l’art, un phénomène essentiellement russe tel que l’on en rencontre chez les personnages de Dostoïevski. La fin de Serge devait être l’étincelle qui ferait exploser le condensé de haine naturelle accumulée par les deux garçons qui vivaient auprès de lui. Dans le silence des drames authentiques, une manière de rugissement éclata : Kochno se rua sur Lifar qui était agenouillé de l’autre côté du lit. Ils roulèrent par terre s’entre-déchirant, se mordant comme des bêtes ; une vraie rage les secouait. Deux chiens furieux se disputaient le cadavre de leur Maître. Le premier mouvement de stupéfaction passé, la garde et moi eûmes toutes les peines du monde à les séparer et à les faire sortir pour qu’elle pût procéder à la toilette du mort ».

Le corps de Diaghilew fut emmené au cimetière russe de l’Isola di San Michele, accompagné par Misia, Coco Chanel, Lifar et Kochno. Des projets d’avenir, et de cet Andersen mis en musique par le jeune Igor, nul ne parla plus. Diaghilew était mort. Les Ballets Russes également.

Diaghilew pour l’éternité. Enterré à quelques mètres de la tombe d’Igor Stravinsky. Pèlerinage… (Photo Claude Samuel)

Diaghilew pour l’éternité. Enterré à quelques mètres de la tombe d’Igor Stravinsky. Pèlerinage… (Photo Claude Samuel)

(Diapason numéro janvier 2010)

 

Pour combler votre curiosité :
Diaghilev par Richard Buckle (Ed. Jean-Claude Lattès)
Serge de Diaghilev par Serge Lifar (Ed. d’aujourd’hui)
Hommage à Boris Kochno, édité par l’Opéra national de Paris
Misia par Arthur Gold et Robert Fizdale (Gallimard)

 

Blog du 23 août
27 décembre 1931 : La mystification du Concerto Adelaïde

 

Couv Diapason 615Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason de juillet :

« Ce jour-là : 2 juin 1950 – Le premier Festival de Prades »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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