Le blog de l’été (8) – Ce jour-là : 27 décembre 1931

 

Marius, l’amateur de manuscrits oubliés

Marius, l’amateur de manuscrits oubliés (© Harcourt)

Ce jour-là, un éminent représentant de la tribu des Casadesus (« Une nichée de saltimbanques », dira Jean-Claude, le chef d’orchestre) avait enfin décroché un engagement dans une grande salle parisienne. Ce jour-là, un super-canular allait semer le doute dans les milieux musicologiques. Ce jour-là, Marius Casadesus jouait en soliste un concerto inconnu du jeune Mozart. Dimanche 27 décembre 1931 : la création mondiale, salle Gaveau, du Concerto Adelaïde. En vedette : Marius Casadesus, un des quatorze enfants du catalan Luis Casadesus — homme plein de ressources, très espiègle et très malin, au demeurant compositeur et bon violoniste. Sa spécialité : la musique ancienne qu’il pratiquait au sein de la Société des instruments anciens, fondée par son frère Henri, et dont Saint-Saëns avait été le premier président. À la question : « Vous passiez donc des heures dans les bibliothèques à la recherche de manuscrits oubliés ? », il répondra plus tard : « Oui, et quand nous ne trouvions rien d’intéressant, nous composions quelque chose… ».

Mais de Mozart, évidemment !
Or, un beau soir de 1930, Marius Casadesus compose un exercice en mi majeur sous forme de concerto qu’il joue au cours d’une soirée amicale. Parmi les convives : Arthur Honegger, Claude Delvincourt (qui sera, onze ans plus tard, le directeur du Conservatoire de Paris), les chefs Philippe Gaubert et Albert Wolff, alors président-chef d’orchestre des Concerts Lamoureux. « De qui est-ce ? » Réponse unanime : « Mais de Mozart, évidemment ! » — « Oui, murmure modestement le violoniste : j’ai retrouvé ce concerto, dont seules la ligne de chant et la basse nous sont parvenues, que j’ai harmonisé et orchestré — ce concerto que Mozart, au cours d’un de ses premiers voyages en France, a offert à la Princesse Adelaïde. » On le baptisera donc « Concerto Adelaïde », réplique Albert Wolff qui invite d’emblée Marius Casadesus à créer l’œuvre, sous sa direction, au cours de la prochaine saison et, au même concert, ajoute-t-il, « Casadesus jouera aussi une œuvre de Casadesus »… Autre version, délivrée par l’artiste précité : « Chaque année, je demandais à l’Orchestre Lamoureux de m’engager, et je me heurtais chaque fois au même refus ». En 1930, j’ai ajouté : « Pour la prochaine saison, vous ne pourrez pas refuser, car je vous propose une création… de Mozart ! »

La princesse Adelaïde (1732-1800) par Nattier - Involontaire complice d’un bluff musical

La princesse Adelaïde (1732-1800) par Nattier – Involontaire complice d’un bluff musical

Jour de l’An à Versailles
Donc, le 27 décembre, après avoir dirigé la Symphonie Héroïque puis Deux Danses de Piero Coppola, Albert Wolff invitait son ami Marius à le rejoindre sur scène pour révéler au monde le fameux concerto inconnu, et il tenait sa promesse : avant de conclure avec la Fête polonaise du Roi malgré lui, il dirigeait Fantasme, une œuvre composée un an auparavant par Casadesus. Afin de dissuader les sceptiques (l’œuvre est bonne, mais est-elle vraiment authentique ?), notre virtuose avait pris soin d’enjoliver l’événement : la Princesse Adelaïde, quatrième fille de Louis XV et de Marie Leszczynska, n’était-elle pas, elle-même, une excellente violoniste et, comme le mentionne Léopold dans une lettre du 1er février 1764, n’avait-on pas installé le très jeune Wolfgang-Amadeus à ses côtés, à Versailles, au cours de la soirée du Jour de l’An ? Mieux encore : sur le document soigneusement caché dont Marius Casadesus disposait, Mozart n’avait-il pas fait figurer, à la date du 26 mai 1766, une superbe dédicace en français :

« Madame/en agréant l’hommage de mon faible savoir à Votre grand talent, Vous me comblez une fois de plus de Vos bienfaits./ Si Vos yeux augustes ont présidé à mon travail, Votre indulgence et Votre bonté l’ont singulièrement facilité, et si le nom d’Adelaïde veut bien étendre sa protection sur ces modestes essais, il restera à tout jamais gravé dans mon cœur./ Je suis, avec le plus profond respect, Madame, Votre très humble, très obéissant et très petit serviteur, / J.G. Wolfgang Mozart ».

Suspicieux
Les spécialistes s’interrogent alors et les sommités mozartiennes, Saint-Foix, Alfred Einstein puis Friedrich Blume se méfient. Saint-Foix s’étonne que « le catalogue des premières œuvres de Mozart, rédigé par son père en 1768, ne mentionne pas le concerto destiné à une personnalité aussi haute que Mme Adelaïde ». Quant à Einstein, suspicieux en 1934 (il parle « d’une mystification à la Kreisler »), il fera cependant figurer le Concerto Adelaïde en 1946 dans le supplément du catalogue Köchel sous le numéro : K.294a. Enfin, Blume, qui considère la date de 1766 comme « inacceptable », évoque la possibilité de l’ébauche d’un concerto écrit entre avril et juin ou juillet 1775 »…

SKMBT_22313080712010L’œuvre poursuit néanmoins une belle carrière : les Editions Schott acquièrent la partition et confient le soin de la transcrire au « mauvais goût », dit Casadesus, de Paul Hindemith lequel rédige trois cadences ; et Yehudi Menuhin met sa notoriété au service de cette partition problématique. Deux enregistrements successifs : le premier, avec Pierre Monteux à la baguette, sous le label HMV, le deuxième, qu’il dirige lui-même à la tête du Menuhin Festival Orchestra — vinyle publié en France sous le numéro 2C 069-02735, orné sur la pochette d’une gravure, parfaitement anachronique, de Vincente de Parades : « Mozart chez la Marquise de Pompadour »…

Lésé !
Plus rien à signaler, jusqu’à cette matinée de 1976, où, invité dans le studio de France Musique par Philippe Caloni, Marius Casadesus tombe sur la pochette d’une réédition de l’enregistrement de Menuhin et constate que son nom a disparu du générique — finis les droits d’auteur ! Protestations. Mais, au fait, qu’avez-vous fait à partir du manuscrit de Mozart ? « Mais, tout ! Vous m’avez lésé, vous devez me payer une indemnité ou je révèle la vérité. »

Piégé, le grand, le généreux Yehudi !

Piégé, le grand, le généreux Yehudi ! (DR)

Il y eut procès et, le 24 mai 1978, plaidoiries devant la première chambre du Palais de justice de Paris. Le véritable auteur, officiellement reconnu, était rétabli dans ses droits, mais l’histoire ne dit pas si l’enregistrement de Menuhin continua à prospérer.

Quant au mystificateur, qui s’éteindra à Suresnes le 31 octobre 1981, quelques jours avant son quatre-vingt neuvième anniversaire, il accepta, par pure bonté d’âme, que l’œuvre s’intitule désormais : « Concerto Adelaïde-Mozart » de Marius Casadesus… — (Diapason numéro février 2013)

 

Pour combler votre curiosité :
Alfred Einstein : « Mozart » (Desclée de Brouwer, 1954/Gallimard, 1991)
T. de Wyzewa et G. de Saint-Foix : « W.-A. Mozart » (Desclée de Brouwer, 1936)
« Initiation à Mozart », ouvrage collectif (Gallimard, 1955)

 

Blog du 30 août
5 juillet 1913 – Le Prix de Rome de Lili Boulanger

 

Couverture 616.pdfRetrouvez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason de septembre 2013 :

« Ce jour-là : 25 août 1830 – Un opéra déclenche une révolution »

A propos de l'auteur

Claude Samuel

Claude Samuel

Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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