Schumann et Lord Byron – Clara révulsée – Carmelo Bene – Jérôme Deschamps et Olivier Mantei – Royan, un certain festival

 

Robert Schumann aurait aimé créer « l’opéra national allemand », mais la première (à Leipzig en 1850) de Genovefa, légende médiévale qui conte l’histoire de Geneviève de Brabant, ne fut pas vraiment un succès et l’œuvre ne s’est jamais inscrite au répertoire ; quant à Manfred (à l’affiche de l’Opéra-Comique jusqu’à dimanche), ce n’est pas un opéra. Bien dans l’air du temps, le compositeur l’a, d’ailleurs, classé dans la catégorie du « poème dramatique ».

On y chante peu, sinon dans de brèves mais magnifiques parties chorales, on y récite un superbe texte poétique de Lord Byron, tandis que dans la fosse d’orchestre on y joue une partition dont la qualité surpasse de mille lieux la plupart des ouvrages lyriques traditionnels. C’est dire que les mélomanes y trouvent leur compte. Mais, sans doute, on n’y vibre pas au gré d’anecdotes à rebondissements. Pour l’opéra allemand, c’est plutôt du côté de Wagner qu’il faudra diriger vos regards, Wagner que Schumann ne portait pas dans son cœur et dont les chefs-d’œuvre révulsaient Clara : « L’Or du Rhin, un ennui terrifiant […] Tristan et Isolde, la chose la plus répugnante que j’aie vue ou entendue dans ma vie […] Tristan met quarante minutes à mourir pendant le troisième acte, et on appelle cela un mouvement dramatique !! »

En terre germanique
Vivre dans l’ombre de Wagner, cruel destin pour un auteur (allemand) d’opéras. Manfred ne joue donc pas dans la même cour, mais il est néanmoins un produit caractéristique, en terre germanique, du romantisme européen. Simplement, il répond à d’autres règles et doit, en finale, se manipuler avec précaution. Carmelo Bene, le metteur en scène italien réputé pour ses insolences, imagina (pour la Scala de Milan, en 1978) une version de référence que la Salle Favart a eu la bonne idée d’adopter. Excellente idée, également, de confier la mise en scène à Georges Lavaudant, les décors et costumes à Jean-Pierre Vergier, qui signent un spectacle particulièrement cohérent, plastiquement impressionnant et dont l’étrangeté poétique rejoint l’univers du malheureux et turbulent auteur de Childe Harold. Avec la brillante exécution musicale de la Chambre Philharmonique dirigée par Emmanuel Krivine, revenant bienvenu sur une scène parisienne, et la splendide performance du comédien Pascal Rénéric, l’Opéra-Comique tient là une des belles soirées de notre saison.

Il est vrai que, sous la direction avisée de Jérôme Deschamps et Olivier Mantei, la Salle Favart ne cesse de renaître de ses cendres. Hier, c’était Written on Skin, l’opéra de George Benjamin ; demain ce seront Lakmé de Léo Delibes, Pelléas et Mélisande, mais oui, cet opéra-maison de retour au bercail, puis le réjouissant Platée de Rameau, L’Histoire du Soldat et autres Amour Sorcier. Un bel éclectisme ! On ne se demande plus, question récurrente des années de misère, s’il faut transformer Favart en parking…

Une saisissante incarnation de Manfred, héros romantique (DR Julien Etienne)

Une saisissante incarnation de Manfred, héros romantique (DR Julien Etienne)

 

Bernard Gachet, l’ophtalmo de Royan

Bernard Gachet, l’ophtalmo de Royan

Retour aux années soixante
Le nom du docteur Bernard Gachet, récemment décédé à l’âge de 86 ans dans sa retraite corse, n’évoquera sans doute rien aux amateurs de musique contemporaine de notre XXIe siècle, sinon aux combattants de la première heure, aux passionnés des années soixante qui, dans la semaine précédant le week-end de Pâques, venaient à Royan faire le plein de musiques nouvelles. Médecin ophtalmologiste, il était un actif inventif et, en qualité d’élu municipal et de vice-président de l’Office du tourisme, il lança l’idée d’un festival d’art contemporain dans cette petite station balnéaire qui, après les ravages de la guerre et une reconstruction moderniste, entamait une nouvelle existence. Ville bizarre de 17 000 habitants en hiver et de 100 000 estivants, dotée d’une cathédrale audacieuse toute neuve — ville passablement endormie pendant cette fameuse semaine de Pâques, et qu’un festival internationalement reconnu mais toujours très confidentiel ne devait pas durablement réveiller.

 

Une vue emblématique pour le livre-souvenir du festival : soirée Xenakis dans la rotonde du Casino, aujourd’hui démoli

Une vue emblématique pour le livre-souvenir du festival : soirée Xenakis dans la rotonde du Casino, aujourd’hui démoli

Sur la terrasse du Casino
C’est donc Bernard Gachet qui m’appela, un beau jour de février 1963, et me demanda de faire une conférence sur le thème de la création musicale contemporaine à l’occasion de son premier festival, dont les choix avaient été un peu hasardeux. Et c’est sans peine que, pendant une douce fin de soirée (le premier festival avait eu lieu en juillet), dégustant quelques friandises sur la terrasse du Casino, je lui expliquai que son festival était sûrement très intéressant, mais musicalement vraiment pas contemporain ; et je conclus en lui expliquant que la France attendait son Donaueschingen, manifestation allemande illustre et exemplaire. Pourquoi pas à Royan ?

Malgré ses connaissances très limitées dans ce domaine, il comprit que s’offrait ainsi l’occasion d’une manifestation culturelle originale et il me proposa, trois mois plus tard, d’en imaginer la programmation. Coup d’envoi en 1965, juste à temps pour célébrer Anton Webern, l’icône de la nouvelle musique, assassiné (par erreur, par un MP américain) vingt ans plus tôt. Première création mondiale : une pièce de l’Américain Earl Brown, un disciple de John Cage. Dès ce printemps 1965, la critique musicale nationale s’installa pendant une petite semaine en Charente-Maritime, et c’est ainsi que Bernard Gachet gagna son pari.

Les turbulents de mai 68
Notre maître à penser était Olivier Messiaen qui voulut bien donner son nom à un Concours de piano dont le premier lauréat, en 1967, fut le très jeune Michel Béroff ; et c’est aussi Messiaen qui, cohabitant dans notre Comité avec Georges Auric et Maurice Le Roux, m’indiquait, chaque année, ses élèves les plus dignes d’une commande.

Les fidèles du Domaine musical firent partie du premier bataillon et, sous l’œil incrédule des Royannais, de jeunes turbulents (spécialement turbulents quelques jours avant mai 68) allaient ponctuer les créations soit par de frénétiques applaudissements, soit par quelques ravageuses huées. Bernard Gachet s’inquiétait un peu : et si les autorités municipales, particulièrement conservatrices, allaient regimber… Il eut d’autant plus de mérites que nos moyens financiers et matériels étaient dérisoires, en ce temps où le Ministère des Affaires culturelles (époque Malraux) ne se sentait vraiment pas concerné. L’organisation tanguait pas mal, les concerts commençaient avec une petite demi-heure de retard, parfois il fallait au dernier moment récupérer un instrument de percussion en perdition. Le public était ravi, croisant dans le hall du Casino quelques têtes pensantes de notre modernité et quelques personnalités invitées aussi au titre de la polydisciplinarité : Jean-Louis Barrault, Maurice Béjart, Alain Robbe-Grillet, etc.

Nostalgie
Mais les belles aventures ne durent qu’un temps. Il est vrai que d’autres festivals ont pris le relais, ainsi Musica à Strasbourg. Mais il y eut longtemps un peu de nostalgie à Royan, et  c’est non sans étonnement que, vingt ans plus tard, je reçus un appel de la jeune conservatrice du nouveau musée : « Pouvez-vous assister à l’inauguration d’une exposition consacrée à feu le festival ? » ; c’est ainsi que j’appris que le nouveau maire lors de voyages à l’étranger était parfois interrogé sur son festival, mort depuis bien longtemps, et cela se célèbre, bien naturellement. C’est à cette occasion que je revis, pour la première et dernière fois, Bernard Gachet, avec lequel j’avais partagé enthousiasmes et soucis, et surmonté d’inévitables conflits.

Maurice Le Roux à la tête de l’Orchestre National. Souvenir d’un concert agité dans la Cathédrale…

Maurice Le Roux à la tête de l’Orchestre National. Souvenir d’un concert agité dans la Cathédrale…

 

Couv Diapason 619Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans Diapason, numéro de décembre :

« Ce jour-là : 3 mars 1875 – La création de Carmen »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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